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Dieu s’amuserait pendant une éternité à suivre cette végétation morale jusqu’en ses fibrilles.

Mais de l’éternité au temps d’un spectacle il y a quelque différence. Au théâtre, il faut prendre notre parti à l’improviste sur le mot qui frappe notre oreille, sur le geste qui provoque nos yeux : un autre mot, un autre geste réclame déjà notre jugement. « Vieille taupe ! » avons-nous entendu : oh ! oh ! qu’est-ce à dire ? Mais déjà il ne s’agit plus de « vieille taupe : » à peine avons-nous senti ce choc, d’autres paroles nous ébranlent. Le coup reçu, je veux tourner la tête pour voir d’où il vient ; un autre coup me pousse en avant, une autre force m’entraîne, et, tantôt par saccades, tantôt par progrès continu, je vais, je vais pendant quatre ou cinq heures, jusqu’au bout de la pièce. Des mots, des mots défilent : Words ! words ! Adieu le sens caché, le sens multiple et fuyant, que je poursuivrais, si j’étais chez moi, sinon avec le loisir d’un dieu, du moins pendant mes loisirs d’homme. Hamlet repousse Ophélie : pourquoi ? Il faut que je décide là-dessus en un clin d’œil. Je saisis la première opinion venue, au hasard, et je n’y tiens guère : elle m’a peu coûté, en effet, et elle a peu de prix. Je sens bien que toutes les autres, saisies de la même façon à mesure que je suis contraint d’avancer, n’en auront pas davantage : aussi je me dégoûte bientôt de cet exercice et j’y renonce. Si petit que soit l’effort pour chacune de ces décisions, toutes ne vaudraient pas la somme de fatigue dont je suis menacé. Je me résigne à négliger les menues causes, et je constate seulement les gros effets : me tenant au-dessus des abîmes de la pensée, je suis seulement les sommets de l’action. Qu’est-il, sur la scène, pour moi qui suis dans la salle, cet illustre Hamlet ? Un jeune homme pâle, vêtu de noir, à qui le spectre de son père a commandé de le venger. Le vengera-t-il, et par quel acte, « c’est la question » pour moi : « être ou ne pas être, » ah ! voilà bien ce qui m’occupe ! Regardez-moi, regardez mon voisin : les propos d’Hamlet sur la vie et sur la mort, et sur le reste, en vérité, nous intéressent beaucoup moins que la manière dont il rampe vers sa mère et vers son oncle, pendant la comédie, et dont soudain il se redresse. Il se rapproche, il se rapproche ; va-t-il démasquer les meurtriers, et par quel tour de main ? Va-t-il les frapper ? Il bondit… Bien bondi ! L’apparition du spectre et ce manège d’Hamlet, ces deux tableaux sollicitent notre attention et la retiennent ; ces deux endroits, dans la première moitié du drame, sont lumineux, et le second même restera pour nous le point culminant de l’ouvrage. Les alentours ne sont que lieux vagues, remplis de paroles plus ou moins confuses, auxquelles nous demeurons indifférons : nous laissons dire, parce que nous ne pouvons faire autrement, et aussi parce que les sons perçus se rapportent à un texte consacré. « Être ou ne pas être :… » ah ! c’est le fameux monologue ! Il ne se détache guère de tout ce vain bruit. « Au couvent, au couvent :… » oui, cette divagation est néces-