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mais reportons-nous aux idées du temps : avec la croyance au droit divin, rappeler au roi qu’il était le représentant de Dieu sur la terre, n’était-ce pas lui rappeler en même temps son devoir de faire justice? Cependant, l’interdiction se prolonge, et Molière présente un second placet. Cette fois, il est à bout de patience, et dans ses paroles vibre une colère contenue : « Dans l’état où je me vois, où trouver, sire, une protection qu’au lieu où je la viens chercher? Et qui puis-je solliciter contre l’autorité de la puissance qui m’accable, que la source de la puissance et de l’autorité, que le juste dispensateur des ordres absolus, que le souverain juge et le maître de toutes choses ? » Il dénonce l’arbitraire du président de Lamoignon, les intrigues menées par la gent dévote sous le couvert d’un nom respecté ; il réclame justice contre la justice et conclut en laissant entendre qu’il renonce à écrire si satisfaction ne lui est pas donnée : «J’attends avec respect l’arrêt que Votre Majesté daignera prononcer sur cette matière ; mais il est très assuré. Sire, qu’il ne faut plus que je songe à faire de comédie si les tartufes ont l’avantage, qu’ils prendront droit par là de me persécuter plus que jamais, et voudront trouver à redire aux choses les plus innocentes qui pourront sortir de ma plume. » La seconde partie de la phrase atténue quelque peu la première; celle-ci n’en reste pas moins hardie, et il fallait que Molière, pour parler de la sorte, fût bien sûr de la bienveillance du roi. On chercherait inutilement au XVIIe siècle une autre requête où la dignité de celui qui parle et le respect de celui à qui il parle soient unis à autant de vigueur ; on la chercherait même de nos jours.

Nous savons que, malgré les placets. Tartufe resta près de cinq ans éloigné de la scène. Le chagrin de ce retard, l’abattement qui suit l’ardeur de la lutte, l’amer dépit de voir ses ennemis triompher, atteignirent la santé du poète : du 6 août au 25 septembre 1667, c’est-à-dire pendant sept semaines, son théâtre resta fermé. Bazin suppose que, dans cette retraite, il faut voir aussi la mise à exécution de la menace indiquée dans le second placet : puisque le roi abandonnait Molière, Molière abandonnait son art et cessait de travailler aux plaisirs du roi. Enfin l’interdiction fut levée, et Tartufe reparut, au mois de février 1669, pour ne plus quitter la scène. Dans l’intervalle, le 13 janvier 1668, Molière donnait Amphitryon, et l’on croit, dès la première scène, y surprendre la plainte personnelle du poète. Deux vers, notamment, sur « la moindre faveur d’un coup d’œil caressant, qui nous rengage de plus belle » seraient une allusion à une promesse royale de laisser bientôt jouer Tartufe. Cette conjecture est acceptable, car la date d’Amphitryon concorde assez bien avec celle des diverses démarches de Molière :