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elles entrent dans la commission des inspecteurs, et l’état de Nebraska pousse la galanterie jusqu’à leur réserver une place de médecin-adjoint de son asile. Le jury, la politique, la femme, intervenant dans l’assistance publique des aliénés, ne voilà-t-il pas des traits bien piquans qui caractérisent cette législation protéenne, aux incarnations presque aussi nombreuses que celles du dieu Brahma ? Du moins l’immixtion de la femme peut-elle trouver grâce devant le sens commun ; mais comment qualifier les deux autres ?


IV

Après la république géante, la petite république, la Suisse, dont la constitution fédérale imprime aux institutions aliénistes une physionomie assez analogue à celle des États-Unis. Ici encore, point de législation centrale, mais des efforts généreux du corps médical pour suppléer à cette lacune ; vingt-cinq cantons indépendans, la plupart ne possédant point de lois spéciales, se contentant de règlemens administratifs, du droit commun, de la coutume locale ; des asiles irréprochables, d’autres fort défectueux, des bizarreries surannées, des habitudes patriarcales entremêlées de pratiques odieuses ; rien ou presque rien au sujet des aliénés criminels. Les progrès accomplis sont encore bien récens, car, dans une étude publiée en 1871, le docteur Brenner, professeur de psychiatrie à Bâle, se plaint que les cantons s’occupent à peine des asiles privés et signale celui de Maünedorf, où beaucoup d’aliénés « sont traités, ou plutôt maltraités, où on fait de l’exorcisme, où les soins médicaux sont proscrits. » En 1874, le docteur Gérard de Cailleux adresse au gouvernement du canton de Fribourg un rapport officiel où il énumère nombre de détails lamentables, les abus de l’isolement par l’incarcération des malades dans d’affreux galetas ou cabanons privés de lumière, d’air et de ventilation, ces malheureux couchés sur la paille, enchaînés dans des étables, à côté du bétail, ou placés sur des planches humides et répandant une odeur infecte : sur 162 aliénés, 16 supportaient de semblables supplices. Plus loin, l’aliéniste flétrit avec énergie ce mode de traitement, blessant pour la dignité humaine et la morale évangélique, qui consisté à envoyer des indigens chez des particuliers, au moyen d’adjudications et d’enchères publiques, « comme s’il s’agissait d’un porc ou d’une vache ; » à côté d’hommes de bien qui, pour une modique rémunération, acceptent de pauvres fous et les soignent avec une tendresse paternelle, certains soumissionnaires ne voient là que l’occasion d’un ignoble trafic, privent leurs victimes des choses les plus nécessaires et leur demandent un travail au-dessus de leurs forces.