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chassera comme un faquin. Taisez-vous, si vous êtes sage. » Le bouffon s’empresse de rajuster son masque un moment soulevé; mais il nous a permis d’apercevoir le visage sérieux qui se cachait sous une apparence grotesque. Avec nos idées modernes, nous voudrions voir ce visage un peu plus triste; nous trouvons que l’acteur avilit ici le grand écrivain. Sachons gré à Molière, cependant, en comparant certains passages de ses œuvres aux modernes tirades à la Chatterton, de la modestie avec laquelle il parle de lui-même. Il disait au roi, en lui dédiant les Fâcheux : « Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l’honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois ; mais, pour moi, toute la gloire où je puis aspirer, c’est de la réjouir. Je borne là l’ambition de mes souhaits ; et je crois qu’en quelque façon ce n’est pas être inutile à la France que de contribuer en quelque chose au divertissement de son roi. » Derrière cette pensée, qui se retrouve dans la dédicace de la Critique de l’École des femmes à la reine mère et dans le second placet pour Tartufe, on ne saurait voir la moindre rancune contre ceux qui se sont donné la peine de naître. La manière dont il définit, dans l’Impromptu de Versailles, le rôle d’obéissance et de dévoûment que lui imposait sa profession, achève de nous éclairer : « Nous ne devons jamais nous regarder dans ce que les rois désirent de nous ; nous ne sommes que pour leur plaire, et, lorsqu’ils nous ordonnent quelque chose, c’est à nous de profiter vite de l’envie où ils sont. » Dans cette cour, où tout le monde était courtisan, Molière le fut à sa façon, et il ne pouvait pas ne pas l’être.

Courtisan sans platitude, du reste, qui se redresse au besoin et parle avec fierté. S’agit-il de détendre son Tartufe interdit, il le fait d’un tel style, qu’il faut lui savoir gré d’avoir tenu un pareil langage, non moins qu’au roi de l’avoir souffert. Il ne s’excuse pas du sujet dangereux qu’il a choisi ; son premier mot est pour invoquer son « devoir » de poète comique « d’attaquer par des peintures ridicules les vices de son siècle ; » en dévoilant « les friponneries couvertes des faux monnoyeurs en dévotion, » il croit rendre un grand service à tous les honnêtes gens du royaume. Il ne saurait rester sous le coup des calomnies auxquelles il est en butte, et il laisse entendre que, le seul moyen de le justifier, c’est d’autoriser sa pièce : « Je ne dirai point. Sire, ce que j’avois à demander pour ma réputation, et pour justifier à tout le monde l’innocence de mon ouvrage ; les rois éclairés comme vous n’ont pas besoin qu’on leur marque ce qu’on souhaite; ils voient, comme Dieu, ce qu’il nous faut, et savent mieux que nous ce qu’ils nous doivent accorder. » Cette comparaison de Louis XIV avec Dieu nous paraît choquante ;