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accommoder à des besoins nouveaux des textes vieillis, élargir les formules légales sans les briser, tempérer son vieux droit strict, matérialiste et inflexible, par le droit grec plus spiritualiste et plus humain, ainsi les Anglais rusent avec leurs antiques coutumes pour y introduire les progrès reconnus nécessaires, ajoutant aux anciennes cours du royaume une juridiction nouvelle, la cour d’équité, au Common Law le droit d’équité et le droit statutaire ; mais ils se gardent bien d’abroger expressément les textes surannés, de renoncer à cette diversité, à ces bigarrures qui choquent nos cerveaux égalitaires, centralisateurs et géométriques. Qu’attendre d’un peuple qui confond sans cesse les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, confie à un tribunal la connaissance des élections entachées de corruption ou de violence, refuse de marcher comme un régiment et trouve bon qu’il existe une législation aliéniste particulière, non-seulement pour l’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande, mais même pour certaines classes de la société ? Et cependant le vieux manoir, malgré son défaut de symétrie, frappe les connaisseurs par son caractère de solidité et de grandeur : dans ses vastes salles, à côté des antiques bahuts, des fauteuils séculaires, se rencontrent les meubles les plus modernes ; le maure du logis pousse fort loin l’entente du confortable et de la vie pratique. Pour parler sans images et prendre un exemple, la législation des lunatics est une des plus intéressantes qui existent, une de celles qui offrent le plus de traits originaux à retenir, de leçons à méditer.

En Angleterre comme ailleurs, la protection de l’aliéné, l’intervention efficace des particuliers, de l’état, datent de cent ans à peine. Beaucoup s’indignent contre ce XIXe siècle iconoclaste qui ne respecte rien et va jonchant le sol des débris des trônes et des croyances. Qu’ils interrogent le passé, et le passé leur répondra : peut-être, en examinant de près les misères, les défaillances d’un autre âge, se convaincraient-ils que les plaies du nôtre ne sont pas mortelles, qu’une même somme de foi, de dévoûment, de sacrifice existe aujourd’hui, mais qu’elle se répartit d’une autre façon, qu’en un mot, l’idée du respect se déplace et que l’abus même de la liberté ne doit pas nous rendre ingrats envers ses bienfaits. Jamais la charité privée et sociale, la bienfaisance n’ont enfanté de tels miracles, jamais on n’a montré un tel souci de l’enfance, des humbles, des faibles, de ces malades qui ont perdu la liberté de l’âme, et M. Gladstone a pu avancer en toute vérité que ce siècle est le siècle des ouvriers, ces malades de l’industrie. Y a-t-il quelque chose de plus propre à inspirer la modestie aux détracteurs de notre époque que cette lamentable condition de l’aliéné au moyen âge ou même dans les temps les plus rapprochés de la révolution française ? La science psychiatrique est encore dans l’enfance, tandis que