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par analogie avec ce qui se passe en nous-mêmes ; or, la ligne de la moindre résistance, en nous, c’est la ligne de la moindre peine ; en dehors de nous, le métaphysicien ne peut donc se représenter la force intime qui produit le mouvement que comme une activité tendant à se déployer avec le moins de peine possible. Cette activité est précisément ce que les philosophes appellent l’appétit ou la volonté primordiale, c’est-à-dire le désir non raisonné et inintelligent, quoique accompagné d’une émotion plus ou moins sourde. Si on rejette l’antique hypothèse de créations vraiment spéciales et successives, qui auraient introduit miraculeusement dans le monde d’abord une matière tout insensible, puis des êtres sentans avec des organes spéciaux et des instincts spéciaux, on est bien obligé d’admettre que, dans les moindres particules de la matière prétendue inerte, il y a encore l’embryon de la vie, le germe de la sensibilité et de l’instinct, une émotion élémentaire qui est la vraie raison de l’impulsion motrice. Aussi, en face des savans qui, par une tendance toute matérialiste, veulent ramener l’ordre mental à un mécanisme d’automate, on commence à voir d’autres savans, dont le nombre s’accroîtra chaque jour, rétablir l’élément d’ordre mental parmi les principes mêmes de l’évolution universelle et de l’universel mécanisme. On reviendra un jour à la pensée qu’Aristote avait exprimée en une de ses formules brèves et profondes : « Tout mouvement est une sorte d’appétit. » De même que la production ou la circulation du mouvement dans l’univers est inintelligible sans une activité universelle, cette activité même est pour nous inintelligible sans une sensibilité universelle. Il n’y a donc « rien de mort dans la nature, » comme le disait encore l’Aristote du XVIIe siècle, Leibniz. Tout se fait par voie mécanique, mais tout se fait en même temps, si on peut parler ainsi, par voie sensitive et instinctive. Il n’y a point, d’un côté, un esprit sentant, de l’autre, une matière absolument insensible qui cependant pourrait être sentie. Non ; si ma main sent l’instrument de musique qu’elle touche et presse pour en tirer toute sorte de sons, c’est que cet instrument même, cet organe fabriqué par l’art humain aurait pu, dans de certaines conditions naturelles et à travers des transformations moins superficielles, devenir ma main.


ALFRED FOUILLEE.