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cas ont pu devenir réguliers, comme on en a vu des exemples dans les familles humaines. Dès lors, une différenciation progressive a pu se manifester entre les ouvrières de moins en moins fécondes, mais toujours laborieuses, et les mâles de plus en plus féconds, mais de plus en plus paresseux. La reine-mère, de son côté, conservait intacte toute sa fécondité et sa puissance héréditaire de reproduire l’essaim précédent. Les mâles, en la fécondant, n’ont pu lui imposer exclusivement le type de leur paresse ; ils ont laissé subsister à côté, outre le type propre de l’abeille reine, celui des abeilles ouvrières enregistré depuis des siècles. Il en est résulté un mécanisme à trois termes : la femelle, les mâles, les neutres ; tandis que, dans la plupart des autres espèces animales, le mécanisme n’a que deux termes et produit seulement des mâles et des femelles. La femelle et les neutres ont conservé leurs traits caractéristiques, et les mâles n’ont plus en que l’office de féconder le germe à triple direction inhérent à chaque femelle. Les trois directions différentes se déploient aujourd’hui simultanément, comme se déploient successivement des formes différentes dans l’atavisme et dans la génération alternante. Chez les pucerons, la génération asexuelle alterne avec la génération sexuelle ; mais, au bout d’un certain nombre de générations asexuelles, les derniers pucerons ainsi formés sont tellement abâtardis qu’ils n’ont même plus de canal intestinal ; alors, au début de l’hiver, les mâles fécondent de nouveau des œufs d’où sortiront, au printemps, des pucerons asexués. Le concours des sexes sert donc ici à restaurer le pouvoir plastique et évolutif. Il nous semble probable que l’intervention des faux bourdons joue un rôle analogue et entretient la perpétuité de la triple évolution, qui aboutit à la fois à produire trois sortes d’insectes, comme un arbre à trois rameaux dont chacun aurait des feuilles de forme différente. Il faudrait mieux connaître les mystères de la génération pour expliquer entièrement l’instinct des neutres, mais il y a là, sans doute, un rythme de la vie, une ondulation à travers l’espace et le temps : la loi d’hérédité et d’évolution y est extrêmement compliquée, mais elle y subsiste.

On a tiré une autre objection de certains instincts qui semblent, dès le début, nécessaires à la conservation de l’espèce, et qui, en conséquence, n’auraient pu se produire par une adaptation graduelle. — Comment, demandent M. Fabre et M. Janet, un insecte peut-il entasser des provisions pour un petit qu’il ne verra pas éclore et qui mourrait sans ces provisions ? Ne faut-il pas ici un instinct « parfait dès l’origine ? » — Nous ne saurions admettre cette nécessité. Prenons un exemple. Un hyménoptère porte-aiguillons observé par M. Fabre, le bombex indica, dépose un œuf dans une