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Par le mécanisme où elle s’incarne et s’organise, l’intelligence prend, jusque chez l’homme, une forme spontanée qui se rapproche de l’automatisme. Pour faire sortir l’instinct de l’intelligence même il suffirait, en premier lieu, de réduire l’intelligence à quelques actes spéciaux en la resserrant dans d’étroites limites ; en second lieu, de diminuer la conscience ou plutôt la réflexion. « Supposons, dit à ce sujet M. Ribot, que chez un peuple très civilisé, chez qui la division du travail est poussée très loin, il y ait des architectes, des ingénieurs, des musiciens, etc., qui ne soient capables que d’un seul et unique travail, celui qui constitue leur spécialité ; que l’architecte ne puisse faire que des maisons et telle sorte de maisons, l’ingénieur des ponts et telle sorte de pont ; supposons de plus qu’il fasse cela sans conscience ; » — mieux vaudrait dire par une inspiration irréfléchie, par une conscience spontanée de l’acte présent sans calcul des résultats à venir, — « ces actes ne seront-ils pas considérés comme instinctifs et ne pourra-t-on pas rapprocher l’architecte du castor, l’ingénieur de l’abeille et de la fourmi ? » C’est ainsi que, chez les animaux, les cellules ganglionnaires finissent par devenir presque incapables d’autres mouvemens que ceux qui sont utiles à leurs actes particuliers. M. Dubois-Reymond compare justement les animaux doués d’un instinct accompli et désormais invariable à cette ouvrière de Newcastle à qui on demandait, dans le bureau d’émigration de New-York, quel travail elle savait faire : « Emballer des limes, » dit-elle. Les animaux acquièrent une perfection unique qui fait croire qu’ils n’ont jamais rien appris, parce qu’ils ne peuvent plus rien apprendre ; mais c’est que l’intelligence est chez eux stéréotypée et immobilisée[1].

Ces caractères de l’instinct n’excluent cependant pas une

  1. La consolidation des instincts par l’hérédité leur donne une durée et une fixité telles, qu’ils persistent, comme l’a montré Darwin, après un changement radical dans les conditions de vie auxquelles ils étaient d’abord adaptés. Les jeunes porcs, dit Darwin, s’accroupissent quand ils sont effrayés et croient ainsi se cacher, même sur un terrain libre et nu, comme s’ils étaient au milieu des champs. Les jeunes dindons, lorsque leur mère jette le cri d’alarme, se sauvent et essaient de se cacher comme les jeunes perdrix et les jeunes faisans, afin que la mère puisse s’envoler, ce dont elle a perdu la faculté depuis longtemps. Le chien, même bien nourri, enterre souvent, comme les renards, des alimens superflus ; il tourne plusieurs fois sur le même point avant de se coucher sur une surface unie, comme s’il voulait écraser de l’herbe pour se faire une couchette. Les agneaux et les chevaux montrent, encore aujourd’hui, les traces de leurs habitudes alpestres d’autrefois, en se rassemblant et en bondissant sur les rochers les plus escarpés. Charles Vogt raconte qu’un jeune chien, qui n’avait jamais vu de loup, tomba en convulsion lorsqu’on lui fit flairer un lambeau de peau de loup.