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ces générations étaient entièrement corrompues et foncièrement vicieuses. Il s’y est trouvé des hommes vicieux, et les sermonnaires ne se sont pas gênés pour le dire en leur langage[1]. Mais que la société fût tout entière corrompue, c’est ce que démentent toutes ces lettres écrites au jour le jour et qui racontent la vie et les mœurs du temps. Ce qui en ressort plutôt, c’est que l’existence trop facile était devenue un peu molle et que les caractères énergiques étaient en petit nombre.

Telle était la vie de château, autant que nous pouvons nous la représenter d’après les textes. Mais sur le même domaine, au-dessous du château, vivait tout un petit peuple d’esclaves, d’affranchis, de colons, de cliens. Tous ces hommes étaient les serviteurs d’un seul homme et ils vivaient de sa terre. Sidoine et Salvien s’accordent à dire que les maîtres étaient d’ordinaire assez indulgens ; la dureté n’était pas dans leurs mœurs. Mais les agens des maîtres étaient plus durs ; Salvien donne à entendre que les esclaves entre eux ne se ménageaient guère. Il nous est impossible, à la distance où nous sommes et sans renseignemens précis, de juger avec sûreté jusqu’à quel point ces hommes furent malheureux et dégradés. Il est juste de se garder de toute exagération, et peut-être y a-t-il lieu de réagir un peu contre la méthode subjective avec laquelle on a traité toute l’histoire de cette époque. Il est certain que tous ces hommes, nourris par le maître ou par sa terre, étaient dans sa dépendance. Les uns étaient liés à lui par leur condition servile, les autres l’étaient presque autant par la terre qu’ils tenaient de lui. Nous ne pouvons dire ni qu’ils fussent toujours cruellement opprimés ni qu’ils fussent toujours bien traités ; ils étaient opprimés quand le maître le voulait, bien traités quand le maître y tenait la main. La volonté du maître était presque toute leur loi ; car le droit civil n’intervenait guère et la religion ne donnait que des préceptes. J’incline à penser que l’existence de ces hommes n’était pas, en moyenne, très misérable, parce que les maîtres n’avaient pas d’intérêt à ce qu’elle le fût et aussi parce qu’ils vivaient beaucoup au milieu d’eux. Ce qui caractérise leur condition, c’est peut-être moins l’oppression que l’immutabilité. Serfs ou colons, ils l’étaient pour toujours, ils l’étaient héréditairement. Sans doute on en voyait quelques-uns monter d’un degré infime à un degré supérieur, mais ce n’était que par la faveur exceptionnelle du maître. Jamais il ne leur était donné de s’élever par soi-même.


FUSTEL DE COULANGES.

  1. Voyez surtout Salvien ; mais comparez à Salvien les autres sermonnaires du temps, dont les couleurs sont beaucoup moins sombres. Gardons-nous bien de juger toute une génération d’après doux phrases d’un sermon en d’un pamphlet ; car, à ce compte, il n’y aurait aucune génération qui ne méritât le mépris.