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Le propriétaire ne peut pas vendre son domaine sans vendre en même temps les colons qui l’habitent. Cela signifie, au fond, qu’en vendant son domaine il assure à ses colons la conservation de leurs tenures sous le nouveau propriétaire. En effet, une autre loi interdit à l’acquéreur d’amener avec lui de nouveaux colons au préjudice des anciens. Le colon est donc inséparable de la terre ; il fait corps avec elle : Justinien l’appelle membrum terrœ. Il peut se marier avec une femme de sa condition ; mais il faut encore que cette femme appartienne au même domaine que lui. Règle singulière et qui pourtant s’explique. S’il en était autrement, il y aurait formariage, et l’un des deux conjoints serait nécessairement perdu pour l’un des deux domaines. Cela ne peut se faire que si les deux propriétaires sont d’accord pour le permettre ou pour faire entre eux un échange de personnes. C’est ce qu’on retrouvera au moyen âge et ce qu’on voit déjà sous l’empire romain. Les fils du colon sont nécessairement colons, et le sont de la même terre. Ils héritent à la fois de la tenure du père et de ses obligations. Ils gardent sa terre de plein droit et forcément. Le colon est un tenancier perpétuel.

Regardons-le dans l’intérieur de ce domaine rural dont il occupe une parcelle, et cherchons quelle est sa situation. A-t-il un maître, comme l’esclave ? Il a au-dessus de lui, visiblement, le propriétaire du sol. Or, il se trouve que la langue latine n’a qu’un seul mot pour signifier propriétaire et maître, dominus. Il en résulte que le colon emploie en parlant au propriétaire du sol le même terme qu’emploie l’esclave. Cet homme n’est pas son maître, mais l’usage est de l’appeler du même nom que s’il l’était. Bien des confusions d’idées peuvent naître de là. L’influence des mots dans les mœurs est incalculable. Il ne faudra pas longtemps pour que ces deux hommes arrivent également à penser que l’un des deux est le maître de l’autre. Il subsiste pourtant une grande différence entre l’esclave et le colon : c’est que le propriétaire ne peut obliger le colon à aucun autre genre de travail qu’à la culture du sol. Il n’a pas le droit de l’attacher à son service personnel ; il ne peut pas l’appliquer à un métier. Peut-il le frapper, le punir, l’enchaîner ? Cela ne se voit pas clairement. Il y a bien une loi qui permet au propriétaire d’infliger un châtiment au colon dans un cas tout à fait spécial ; mais cette loi même me paraît impliquer qu’en général il n’avait pas ce droit. Dire que, pour un délit déterminé, le colon pourra être enfermé et frappé « comme s’il était esclave, » c’est dire qu’en dehors de ce délit il n’est pas soumis comme l’esclave aux châtimens corporels. D’ailleurs, le colon est expressément autorisé à poursuivre le propriétaire en justice pour toutes les catégories d’actes que le droit romain réunissait sous la dénomination générale d’injures.