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Nous avons déjà vu que l’affranchi latin laissait tous ses biens à son maître. Il ne pouvait pas en être de même pour celui que nous pouvons appeler l’affranchi complet. Tout le droit romain, depuis les Douze Tables, avait prononcé expressément que cet affranchi laissait ses biens à ses enfans et que le patron n’y avait aucun droit. L’affranchi avait, comme tout citoyen romain, des « héritiers siens, » c’est-à-dire des enfans qui lui succédaient de plein droit. Il est vrai, qu’à défaut de fils, ses biens allaient au patron ; mais j’incline à penser que, lorsque le vieux droit avait établi cette règle, il avait considéré le patron comme le plus proche parent. Il l’était, en effet, dans les idées des anciens. L’affranchi, au temps où il avait été esclave, n’avait pas eu de parens aux yeux de la loi ; en aurait-il eu, tout lien aurait été rompu avec eux par l’affranchissement. Par suite de cela, l’affranchi ne pouvait jamais avoir de collatéraux. S’il n’avait pas d’enfans, l’unique parent qu’il pouvait laisser était son patron, lequel, l’ayant fait naître à la vie civile, était légalement son père et lui avait donné son nom. Ce patron héritait donc de son affranchi comme un père aurait hérité de son fils ; le fils du patron héritait comme un frère ou un collatéral. Mais si l’affranchi laissait des enfans, personne ne passait avant eux. Telle était la règle dans l’ancien droit.

Il semble que cette règle, si juste en soi, ait choqué les idées des hommes d’alors. Avec la conception qu’on se faisait de l’esclavage, il était difficile que l’ancien maître ne fût pas convaincu qu’il avait des droits sur les biens de son ancien esclave. Cet homme lui devait sa liberté. Le droit même d’acquérir quoi que ce fût, il ne l’avait qu’en vertu de l’affranchissement. Ce n’était aussi que par une faveur spéciale du maître qu’il avait pu garder son pécule. Cette première mise de fonds, il la tenait du maître. Si ce pécule avait grandi dans le commerce, dans l’industrie, dans la banque, n’était-ce pas en partie parce que l’affranchi portait le nom du patron, et parce que, portant son nom, il était sous sa garantie ? Il faut entrer dans ces mœurs et dans ces idées des anciens si nous voulons nous expliquer les détours et les ruses que les patrons se crurent en droit d’imaginer pour éluder la loi. Deux de ces détours, surtout, nous sont connus. L’un consistait en ce que le maître, au moment d’affranchir, faisait jurer à son esclave qu’il ne se marierait pas : c’était s’assurer sa succession. Une loi vint, il est vrai, interdire ce singulier arrangement comme contraire à la morale. Il y en avait un autre qui resta permis : le maître obligeait le nouvel affranchi à le reconnaître comme associé dans tous ses bénéfices, c’est-à-dire dans toute la fortune qu’il pourrait acquérir ; l’affranchi mort, l’ancien maître se présentait, non comme héritier, mais comme associé, et de cette façon il était assuré d’avoir au moins une part dans la succession.