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maître. Il est impossible de dire dans quelle proportion numérique ces deux catégories d’hommes étaient entre elles. Il nous parait certain que les « serfs casés » ne furent, au temps de l’empire romain, qu’une faible minorité. C’est plus tard qu’ils sont devenus nombreux. C’est encore plus tard qu’ils ont fait disparaître l’autre forme de l’esclavage. Le germe s’est formé dans la société romaine ; il s’est développé dans la société mérovingienne ; il n’a prévalu que dans la société féodale, et de nouveaux adoucissemens n’ont pas tardé à le faire disparaître à son tour.


VII. — LA TENURE D’AFFRANCHI.

Je suis forcé de parler des affranchis. Ils paraissent étrangers à cette étude ; mais nous reconnaîtrons qu’ils ont tenu une assez grande place dans l’histoire du domaine rural. Je n’en dirai d’ailleurs que ce qui se rapportera à mon sujet. De toutes les institutions romaines, l’affranchissement est peut-être la plus complexe. On sait qu’il n’est pas une seule de ces institutions où il ne faille distinguer l’état légal et l’état réel ; mais l’institution pour laquelle cette distinction est le plus nécessaire est sans doute l’affranchissement. Je dirai peu de chose de l’état légal ; les règles de droit sont bien connues et faciles à trouver ; je regarderai plutôt à la pratique et au côté extralégal, parce que c’est là surtout que se montrent les vrais effets de l’affranchissement.

L’affranchissement était un acte à double face. Par un côté, il élevait un esclave à la dignité d’homme libre et lui conférait les droits du citoyen ; par l’autre, il enlevait à un maître la propriété d’une personne humaine. De ces deux choses, la première ne coûtait rien au maître et pouvait même quelquefois lui rapporter un profit. La seconde était toujours pour lui un sacrifice ; car l’esclave était une propriété de rapport ; l’affranchir, c’était s’appauvrir. Aussi l’esprit romain s’ingénia-t-il à trouver des combinaisons qui lui permissent d’accomplir l’une des deux choses sans l’autre. Il imagina des moyens d’affranchir sans se dépouiller, c’est-à-dire de n’affranchir qu’à moitié.

L’un de ces moyens, et le plus simple, était d’affranchir son esclave sans employer aucune des formalités légales. On l’affranchissait sans le déclarer au cens, sans opérer la vindicte, sans comparaître devant un magistrat. On l’affranchissait « dans la maison, à table, entre amis, » c’est-à-dire en dehors de toute publicité et de toute intervention de l’autorité publique. Il résultait de là que cet homme, libre vis-à-vis de son maître, n’était pas libre vis-à-vis de la loi. Libre de fait, il demeurait esclave en droit. Sa liberté n’avait donc aucune garantie ; elle ne durait qu’autant que le maître voulait qu’elle