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sa main, dont il étoit l’âme, et qui ne peut avoir de pareille, u Segrais se trompait en partie ; la tradition de Molière devait rester l’Âme d’une troupe qui, survivant à son chef et toujours renouvelée, n’a cessé de la suivre en la rajeunissant.

Former d’excellens comédiens et leur donner des chefs-d’œuvre à interpréter ne suffit pas à la fortune d’un théâtre. Il faut encore ne pas négliger un ensemble de petits moyens, dont notre temps fait un usage prodigieux, qu’il croit à tort capables de remplacer tout le reste, mais auxquels un directeur doit toujours faire une place. Ces moyens consistent à piquer la curiosité du public, à se préparer des spectateurs bienveillans, à désarmer les hostilités dans la mesure du possible ; ils s’appellent, d’un seul mot, la réclame. Molière y était passé maître. D’abord, il avait « l’annonce, » cette petite harangue qui suivait la représentation et servait non-seulement à annoncer le prochain spectacle, mais aussi à commenter, pour le bien de la troupe, tous les événemens intérieurs qui pouvaient intéresser le public. Jusqu’en 1664, où il en remit le soin à La Grange, sans y renoncer tout à fait, il ajoutait cet emploi à tous ceux qu’il remplissait déjà. De ses annonces il ne nous en a été conservé que deux, et encore par une simple analyse : celle qu’il intercala dans sa première représentation devant Louis XIV et celle où il annonçait les Femmes savantes ; ce sont des modèles. Il ne s’y ménageait en aucune circonstance, « jusque-là que, s’il mourait un des domestiques de son théâtre, ce lui étoit un sujet de harangue pour le premier jour de comédie. » On a conclu de là qu’il aimait l’éloquence pour elle-même, et aussi qu’il était très comédien par le constant désir d’occuper le public de sa personne. J’y verrais plutôt le désir d’entrer le plus directement possible en communication avec ses spectateurs, pour s’en emparer plus sûrement. A l’occasion, il imaginait, avant la pièce, d’ingénieuses petites scènes que l’on a souvent imitées depuis. Lui-même nous apprend qu’à Vaux, avant les Fâcheux, il « parut sur le théâtre en habit de ville, et, s’adressant au roi avec le visage d’un homme surpris, il Gt des excuses en désordre sur ce qu’il se trouvoit là seul et manquoit de temps et d’acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu’elle sembloit attendre. » Une autre fois, à Versailles, il imagine de faire un marquis ridicule cherchant une place sur le théâtre et engageant une conversation avec une marquise placée dans la salle. Avant d’afficher une pièce nouvelle, il allait la lire dans des cercles choisis, comme Tartufe chez Ninon de Lenclos, les Femmes savantes chez le cardinal de Retz, et la « location » en profitait. Bien entendu, ses ennemis dénaturaient cette façon d’agir. Somaize l’accuse d’avoir a tiré des limbes son Dépit amoureux à force de coups de chapeau et amené la coutume de faire courre le billet ; »