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essayer du comique, et on l’y trouve excellent ; selon Chalussay, la petite ville se pâme d’aise dès qu’il paraît. Cependant, il ne perd pas l’espoir de se faire applaudir dans le tragique ; avant de rentrer à Paris, après douze ans de campagne, il étudie le répertoire des deux Corneille et, comme pièce de début au Petit-Bourbon, il donne Héraclius : le jeu des pommes cuites recommence ; même insuccès dans Rodrigue, puis dans le Cid, puis dans Pompée. Ce serait seulement après tous ces échecs qu’il se serait résigné à revenir au comique, et les deux pièces qu’il rapportait de province, l’Étourdi et le Dépit amoureux, lui auraient enfin valu le succès. Telle est la version de ses ennemis, et elle ne manque pas de vraisemblance, bien que Molière n’ait jamais renoncé à la tragédie.

Y était-il très bun ? Nous pouvons en douter. D’abord il n’avait guère le physique de l’emploi et, avec un tragédien, le public ne saurait prendre son parti de certaines imperfections. C’est là ce que n’ont jamais voulu comprendre un certain nombre de comédiens que la nature destine à faire rire. L’auteur de la Comtesse Romani s’est amusé à incarner, dans un type très vrai, Filippopoli, ce genre d’aberration, capable de fausser le meilleur talent. Écoutez ce bout de conversation entre Filippopoli et sa directrice : « Tu es un comique, lui dit celle-ci, tu es même plus comique que tu ne le crois, mon garçon ; je ne sais pas pourquoi tu as la rage de vouloir jouer la tragédie. — Je sais ce que je peux faire, répond l’autre ; j’ai la larme ! — On ne joue pas les tragiques avec ton nez. — Mon nez ne regarde personne. — C’est là ton erreur, il regarde tout le monde. » Pour Molière, c’était toute sa personne qui chagrinait le public dans la tragédie. De plus, il prétendait faire prévaloir un système à lui de déclamation tragique, et ce système est assez contestable. Nous le connaissons par l’exposition complaisante qu’il en a faite dans l’Impromptu de Versailles : il consistait essentiellement à « réciter le plus naturellement qu’il est possible, » au contraire du « ton de démoniaque » qui était de règle à l’Hôtel de Bourgogne. On rapproche d’ordinaire de cette théorie celle d’un autre grand poète-comédien, Shakspeare, qui, dans Hamlet, expose lui aussi ses idées sur la récitation dramatique. On a tort, car les idées de l’acteur anglais sont assez différentes. Shakspeare recommande, lui aussi, le naturel, mais, à ce conseil, il en joint beaucoup d’autres qui l’expliquent et le complètent ; de plus, il ne parle pas de la tragédie, mais du drame, ce qui est assez différent. Or, s’il faut du naturel dans la tragédie, il n’y saurait suffire ; très souvent, les sentimens qu’elle exprime sont héroïques, grandioses, surhumains, c’est-à-dire tout autre chose que simples ; jouer simplement un tragique comme Corneille ou Rotrou, c’est le trahir. On peut donc croire qu’en traçant les règles d’une nouvelle