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Grimarest l’autorité de Mlle Poisson, d’après laquelle Molière était « complaisant et doux. » Grimarest n’avait pas d’aussi noirs desseins ; tout son livre témoigne, au contraire, d’intentions excellentes ; mais sa plume est lourde, l’art des nuances lui manque ; il peut dire vrai pour le fond des choses et ne pas bien choisir ses mots. Admettons qu’un ou deux traits du passage qu’on vient de lire soient grossis par maladresse, mais tenons l’ensemble pour exact ; et, de l’éloge de Mlle Poisson, retenons que la bonté naturelle de Molière faisait vite oublier ses accès de colère. Mais ceux-ci sont d’autant plus vraisemblables dans son intérieur, qu’il en avait de terribles au dehors. Bazin a justement remarqué que, s’il a subi de violentes attaques, il a lui-même usé et abusé du droit de défense, que l’Impromptu de Versailles n’est pas précisément l’œuvre d’un homme sans ressentiment, qu’il y a pris l’initiative de la satire personnelle contre ses rivaux de l’Hôtel de Bourgogne, qu’il a traité le pauvre Boursault avec un mépris écrasant. C’était un très honnête homme, mais qui avait ses nerfs, et faciles, à exciter.

Le goût de l’ordre n’empêchait pas un certain laisser-aller dans la conduite de ses affaires. On peut supposer que, jusqu’en 1672, à la mort de Madeleine Béjart, qui était pour lui le meilleur des intendans, l’ordre régna chez lui. Cependant, même sous cette administration, il vivait au jour le jour, sans trop songer au lendemain. L’actif de sa succession fut de 40,000 livres ; c’était peu pour un homme qui en gagnait annuellement 30,000. S’il prêtait facilement, il empruntait de même, faisant compte un peu partout : chez l’épicier, pour 115 livres ; chez le rôtisseur, pour 392, etc. ; il laissait 3,000 livres de petites dettes, contre 1,771 d’argent comptant. Je veux bien qu’une part de ces dettes, où figurent l’ébéniste et le serrurier, le tapissier et le franger, soit motivée par les dépenses d’une récente installation ; malgré tout, il est impossible de méconnaître qu’il balançait mal son actif et son passif. Armande n’était pas femme à remplacer auprès de lui Madeleine Béjart, en fait d’ordre et d’économie : elle tripotait dans les affaires de son mari, qui ne la contrariait pas ; ainsi, sur un prêt de 1,000 livres fait par Molière, elle s’en faisait rembourser 200, dont elle ne donnait pas quittance, et, sans doute, ne lui en disait rien. Décidément, ce ménage de comédiens était bien un de ces ménages d’artistes comme on en voit encore quelques-uns.

Existence facile et large, luxe domestique, laisser-aller, ce n’est qu’une part du bonheur épicurien ; il y faut encore et surtout l’amour. Il ne manqua pas dans la vie de Molière. Sans parler de la passion qui lui fit épouser Armande Béjart, une série d’intrigues, successives ou simultanées, mais ininterrompues, occupa ses loisirs jusqu’à son mariage et en adoucit peut-être les ennuis. D’abord, il