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songe à Molière, on ne considère que le grand écrivain et pas du tout l’acteur, quoique la comédie jouée ait tenu autant de place dans son existence que la comédie écrite ; on ne veut voir l’auteur du Misanthrope que sous de nobles traits.

Je me suis constamment applique, au cours de ces études, à tenir compte d’un élément d’appréciation trop négligé d’ordinaire dans les études sur Molière, la chronologie. Nulle part il n’est plus nécessaire que dans le sujet qui nous occupe. Si un homme offre plusieurs aspects aux différentes époques de sa vie et, pour ainsi dire, ne se ressemble pas à lui-même, selon qu’il est jeune ou vieux, heureux ou malheureux, tranquille dans son intérieur, ou façonné pour un rôle public, cela est surtout vrai de Molière, qui fut tant de choses, successivement ou à la fois, et dont la carrière diffère tant vers la fin de ce qu’elle fut au commencement. Il est impossible de nous le représenter dans toutes les phases de son existence ; cependant, les portraits authentiques, dont je viens d’indiquer les principaux nous le montrent avec des manières d’être assez variées. Celui de la Comédie-Française le représente dans un rôle de théâtre, et un rôle tragique : César, de la Mort de Pompée. Drapé de pourpre, couronné de lauriers, le bâton de commandement à la main, il a l’expression solennelle que prennent les comédiens dans les rôles de ce genre et qu’il leur est bien difficile de ne pas exagérer un peu. La tête est droite, la figure énergique, les yeux pleins de flamme : aussi peut-on conjecturer que cette toile a été peinte lorsqu’il était encore dans sa pleine vigueur, entre 1660 et 1665. On peut rapporter à la même époque l’estampe de Simonin, où rien non plus ne trahit l’affaissement. Ici, par un contraste curieux avec le portrait de Mignard, c’est l’acteur comique, le « farceur, » que nous avons devant nous. En costume de Sganarelle, c’est-à-dire sous un accoutrement burlesque, qui tient du Scapin et du Scaramouche, le bonnet à la main, la lèvre charbonnée d’une grosse moustache en parenthèse, il s’avance à la rampe pour haranguer le public. Plus l’ombre, cette fois, de noblesse ou même de sérieux ; il s’incline dans une posture contournée, il rit largement, il grimace. C’est encore l’acteur comique, mais dans un rôle plus relevé, Arnolphe de l’École des femmes, que nous offre le tableau « des farceurs, » et dans le repos, la détente qui suit la représentation, sans les « roulemens d’yeux extravagans » et les « larmes niaises » qui viennent de « faire rire tout le monde. » A l’époque où ce tableau fut peint, Molière était déjà reconnu grand homme et la gloire de l’écrivain accompagnait l’acteur dans les emplois les plus bouffons ; le peintre n’a donc pas osé, semble-t-il, faire grimacer son modèle à l’unisson des fantoches parmi lesquels il ne pouvait se dispenser de le ranger, vu le sujet du tableau et