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les désordres de tout genre ; jeune et d’humeur galante, il n’entendait pas, si respectueux qu’il fut de la religion, que l’humeur austère de la cabale entreprît sur ses plaisirs, et elle s’y hasardait quelquefois. Quant à Molière, il était de sa nature plus porté à voir les dangers d’une trop grande ferveur religieuse qu’à ressentir la crainte de blesser la religion elle-même en frappant l’hypocrisie. Lorsqu’il crut trouver enfin l’occasion favorable, il attaqua de front ses plus redoutables adversaires, et, le 12 mai 1664, durant les fêtes de Versailles, il représenta devant le roi les trois premiers actes de Tartufe.

Ce n’est pas le moment de retracer à la suite de quelles vicissitudes la pièce, achevée dès le mois de novembre 1664, ne prit définitivement l’affiche du Palais-Royal que le 5 février 1669. Il suffira de dire que, dès le premier jour, les dévots vrais ou faux en sentirent le danger, et, bien que le roi eût témoigné son contentement, en obtinrent l’interdiction; interdiction provisoire sur laquelle le roi, — il le dit expressément à Molière, — se proposait de revenir. Cette attitude de Louis XIV a été jugée de façons très-différentes. Napoléon Ier trouvait le roi trop libéral : « Si la pièce eût été faite de mon temps, disait-il, je n’en aurais pas permis la représentation. » d’autres ne lui pardonnent pas d’avoir imposé à un tel chef-d’œuvre une attente de cinq ans. Ne peut-on pas conclure de ces opinions diverses que Louis XIV agit assez sagement? Le danger dénoncé par Molière ne lui semblait pas compenser les inconvéniens qu’il y avait à le proclamer si haut. Il devait tenir compte des colères du clergé, des remontrances du président de Lamoignon, des répugnances de sa mère, et, à des disputes religieuses déjà très vives, il ne voulait pas donner un nouvel aliment. Il fit donc passer avant son goût personnel ce qu’il croyait être l’intérêt de la religion et de la paix publique; et lorsque, en 1669, il leva la défense, c’est que, à cette date, la pièce lui semblait décidément avoir plus d’avantages que d’inconvéniens.

En attendant, il fit beaucoup pour atténuer la déception de Molière, calmer son impatience, le protéger contre le redoublement d’attaques soulevé par la première nouvelle de Tartufe. Un curé de Paris, Pierre Roullé, ouvrit le feu, non par une comédie, cela s’entend, mais par une plainte passionnée, directement adressée au roi. Contre Molière, ce « démon vêtu de chair et habillé en homme, le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés, » il réclamait « le dernier supplice exemplaire et public, le feu avant-coureur de celui de l’enfer. » Le roi fit savoir à Roullé qu’il voyait ce déchaînement de très mauvais œil, et il l’engagea si nettement à se tenir tranquille, que le curé prit soin de s’excuser, en