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furent aussi étonnés de voir Molière figurer à côté d’eux : un comédien, auteur de quelques grosses farces et de deux ou trois comédies mal intriguées, mis au rang des hommes de lettres les plus considérables ! En l’inscrivant sur sa première liste de pensions, Louis XIV heurtait le préjugé plus directement encore que ne l’eût fait Napoléon Ier en comprenant Talma parmi les premiers membres de la Légion d’honneur.

Les ennemis du poète n’osèrent pas s’indigner tout haut contre le roi, mais, profitant de la Critique de l’École des femmes, ils se dédommagèrent par un redoublement d’attaques contre Molière. De Visé reprenait la plume et lançait Zélinde, ou la Véritable Critique de l’École des femmes ; il s’efforçait encore d’ameuter les courtisans en les inquiétant pour l’avenir : « n’est-ce pas une chose étrange que des gens de qualité souffrent que l’on les joue en plein théâtre et qu’ils y aillent admirer les portraits de leurs actions les plus ridicules, afin de donner de la réputation au fameux Élomire, et de l’obliger à les peindre une autre fois avec des traits plus forts et de plus vives couleurs ? » Un incident qui nous paraît aujourd’hui d’une tristesse navrante prouve que ce genre de reproches porta coup. La Feuillade, plat courtisan, chez lequel l’esprit et le caractère n’étaient pas, bien s’en faut, à la hauteur du courage, s’en allait répétant ce fameux tarte à la crème, qu’il n’avait peut-être pas inventé, mais qu’il avait fait sien : « Tarte à la crème ! bon Dieu ! avec du sens commun, peut-on soutenir une pièce où l’on ait mis tarte à la crème ? » Molière fit assez de fond sur la protection du roi pour recueillir le mot et le mettre dans la bouche du marquis de la Critique ; peut-être ignorait-il qu’il atteignait par là un puissant personnage et voulait-il simplement distribuer le ridicule entre tous ceux qui avaient répété une sottise. Quoiqu’il en soit, La Feuillade, rencontrant un jour le poète, qui s’inclinait devant lui, lui saisit la tête en disant : « Tarte à la crème, Molière, tarte à la crème ! » et il lui frotta si rudement le visage contre les boutons de son habit qu’il le mit tout en sang. À la nouvelle de cette insulte, le roi témoigna une vive indignation et fit au duc de sévères remontrances. De Visé, lui, trouve le trait charmant : « Je crois qu’Élomire ne mettra jamais sa perruque sans se ressouvenir qu’il ne fait pas bon jouer les princes, et qu’ils ne sont pas si insensibles que les marquis turlupins. »

Une qualité que l’on n’a jamais refusée à Louis XIV, c’est de vouloir bien ce qu’il voulait. Il la montra pleinement à l’égard de Molière. Non-seulement le poète obtint toute liberté pour la riposte, mais il reçut l’ordre de rendre coup pour coup. De là cet Impromptu de Versailles, dont la hardiesse nous étonne aujourd’hui, mais qui