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du temps qu’on faisoit pénitence à la porte des temples, puisque, loin de se lâcher de ce qu’on publie leurs sottises, ils s’en glorifient. » Par une suprême habileté, les ennemis de Molière s’efforcent d’intéresser à la cause commune une des plus redoutables puissances du temps, les dévots, en leur montrant qu’ils sont visés, eux aussi : « Le sermon et les maximes ne sont-ils pas des choses ridicules et qui choquent même le respect que l’on doit à nos mystères? » On dirait vraiment que le fameux couplet de Beaumarchais sur la calomnie est une allusion directe à ce « chorus universel de haine et de proscription. » Mais, cette fois, celui qui servait de but aux calomniateurs était couvert par une volonté trop puissante : au plus fort des clameurs déchaînées, le roi marquait sa protection à Molière en lui accordant une pension de 1,000 livres, et le poète, ripostant d’un seul coup, lançait la Critique de l’École des femmes.


II.

Peut-être n’a-t-on pas assez fait ressortir l’importance exceptionnelle que les circonstances donnaient à cette faveur. On s’attache plutôt à en diminuer le prix par la comparaison et l’on s’indigne de voir Molière, sur la liste où il figure, évalué au même taux qu’un Leclerc ou un Boyer, moitié moins qu’un Ménage, trois fois moins qu’un Chapelain. On trouve aussi que le traiter a d’excellent poète comique, » c’est le qualifier sèchement, alors que la même épithète est accordée aux mêmes Leclerc et Boyer, que Desmarets se trouve intitulé « le plus fertile auteur et doué de la plus belle imagination qui ait jamais été, » et Chapelain « le plus grand poète français, et du plus solide jugement. » c’est le cas, ou jamais, de tenir compte de l’époque et du moment. Somme toute, si l’on considère l’opinion moyenne du public d’alors sur les trente-trois écrivains compris dans la liste, les ouvrages qu’ils avaient publiés, le point de leur carrière où ils étaient parvenus, leur importance sociale, on trouvera que cette liste n’était pas si mal dressée. On ne peut demander à un gouvernement qui se mêle de protéger les lettres, même à un gouvernement absolu, de devancer les jugemens de l’avenir; tout ce qu’il peut faire, c’est de répondre à peu près au sentiment de ceux qu’il gouverne. Or, en 1663, Leclerc et Boyer étaient vraiment des écrivains considérables; Chapelain, malgré la Pucelle, n’avait perdu qu’une part de sa renommée et, quant à la solidité du jugement, c’était chez lui une qualité très réelle. On peut même tenir pour certain que, si nous nous étonnons aujourd’hui de voir ces auteurs figurer à côté de Molière, le public d’alors et eux-mêmes