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Même à cette distance, et si occupé d’objets autrement importuns, il n’oubliait pas ses comédiens. Le 18 novembre 1659, Molière avait fait représenter les Précieuses ridicules, et la pièce excitait grand émoi dans les coteries mondaines ; Somaize nous apprend que les précieuses, sentant la force du coup, « intéressèrent les galans à prendre leur parti » et qu’un « alcôviste de qualité interdit la pièce pour quelques jours. » Le roi se fit envoyer la pièce, l’approuva et leva l’interdiction, montrant par là qu’il ne goûtait guère les raffinemens prétentieux mis à la mode par l’Hôtel de Rambouillet, et laissant prévoir que, dans l’avenir, sa protection ne manquerait pas au poète, lorsque se produiraient, avec des œuvres de plus haute portée, des attaques plus sérieuses. Le 26 août 1660, il faisait son entrée solennelle à Paris avec la jeune reine, mais il n’avait pas attendu jusque-là pour rappeler la troupe de Molière devant lui : le 29 juillet, étant encore à Vincennes, où il se reposait des fatigues du voyage, il demandait l’Étourdi, pour lequel il avait décidément un goût marqué, et ces mêmes Précieuses ridicules, qu’il tenait à voir représentées, après les avoir lues. Deux jours après, le 31 juillet, il se faisait jouer le Dépit amoureux et Sganarelle, autre nouveauté, donnée en mai; le 7 août, Sanche Panse, vieille comédie de Guérin du Bouscal, et une Pallas; le 21, l’Héritier ridicule de Scarron et Sganarelle pour la seconde fois. Enfin, la cour une fois installée au Louvre, Molière y donnait, le 4 septembre, Huon de Bordeaux. Le lecteur voudra bien excuser cette longue série de dates ; elle en dit plus que toutes les considérations.

A la fin de cette même année 1660, la protection royale trouve à s’exercer d’une manière décisive envers la troupe de Molière, et elle n’y manque pas. Le 11 octobre, sans ordres du roi ni avertissement préalable donné aux comédiens, l’intendant des bâtimens, M. de Ratabon, se met à démolir la salle du Petit-Bourbon pour faire place nette à la future colonnade du Louvre, et aussi, dit La Grange, par « méchante intention » à l’égard des comédiens. Molière, fort surpris, va se plaindre au roi, qui lui accorde le plus beau théâtre de Paris, celui du Palais-Royal, et donne à M. de Ratabon « un ordre exprès » d’y faire les réparations nécessaires. En attendant, comme la troupe était obligée d’interrompre ses représentations publiques, il ne la faisait pas venir au Louvre moins de six fois et lui donnait une gratification de 6,000 livres. Naturellement, la faveur royale entraîne celle de la cour ; Molière est appelé dans les plus notables maisons de Paris, chez Fouquet, chez les maréchaux d’Aumont et de La Meilleraie, chez les ducs de Roquelaure et de Mercœur, chez le comte de Vaillac, etc.

On sait le goût malheureux de Molière pour la tragédie. On ne