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Qu’en faut-il conclure ? Que feront maintenant et la régence chargée du pouvoir et l’assemblée dont la réunion a été décidée ? A bien considérer les choses, ces manifestations à demi contradictoires, le langage même tenu récemment par un des régens, M. Stamboulof, dans un banquet, il est clair que les malheureux Bulgares ont le sentiment de la situation violente et contrainte que les derniers événemens leur ont créée. Ils ont des désirs d’indépendance, ils témoignent leur attachement à un prince qui a un moment représenté à leurs yeux cette indépendance ; ils ne veulent pas, d’un autre côté, méconnaître ce qu’ils doivent au « tsar libérateur. » Ils se débattent pour tout concilier. En réalité, il se sentent sous la main de la Russie, qui avoue, d’ailleurs, assez clairement, par son attitude, par son langage, qu’elle entend maintenir et exercer sa prépotence dans les Balkans. Un instant, le cabinet de Saint-Pétersbourg a paru vouloir envoyer, comme « haut commissaire, » à Sofia le prince Dolgorouki, qui n’eût été, à vrai dire, qu’un lieutenant du tsar régnant en Bulgarie. Il s’est aperçu probablement, ou on lui a fait remarquer que l’acte pourrait paraître trop significatif aux yeux de l’Europe ; il s’est contenté de désigner un délégué d’un ordre moins extraordinaire, le général Kaulbars, avec des pouvoirs dont on n’a pas le secret. Quel que soit le nom, de façon ou d’une autre, c’est évidemment la Russie qui règne et qui ne veut pas qu’on l’ignore.

La question est maintenant de savoir dans quelle mesure l’Europe est disposée à se prêter à ce retour offensif de la Russie en Orient, quel genre d’entente elle veut accepter dans une affaire qui touche après tout à l’ordre général. Que la Russie ait trouvé, sinon des encouragemens ou un appui bien empressé, du moins un concours de complaisance ou de circonstance dans les complications nouvelles où elle a mis une sorte de point d’honneur, c’est désormais trop évident. Ce concours a été prêté par des raisons différentes, avec des nuances qu’on peut pressentir. Des accords artificiels cependant peuvent-ils détruire les intérêts des puissances qui, elles aussi, ont une politique traditionnelle en Orient ? La triple alliance, que la Russie vient de tourner si habilement à son profit, peut-elle prévaloir longtemps contre la nature des choses ? C’est la question qui se débat encore, dont la solution dépend de bien des considérations, de bien des incidens imprévus. Lorsque le cabinet britannique a été interpellé récemment sur les affaires de Bulgarie, lord Randolph Churchill, sans trop s’expliquer, sans engager la politique de l’Angleterre, n’a pas dissimulé que la situation de l’Orient était assez critique. L’Autriche elle-même, qui est un des trois empires alliés, qui a prêté à la Russie tout au moins le concours de son silence ou de sa résignation, peut avoir eu ses raisons momentanées ; mais il est clair qu’elle ne s’est résignée que par nécessité, qu’elle ne peut voir sans inquiétude la Russie