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pressentait déjà depuis quelque temps le danger, à voir les querelles que M. de Bismarck suscitait sans cesse avec une impatience hautaine, tantôt au sujet des évêques de l’Alsace-Lorraine, tantôt à propos de notre réorganisation militaire. Il n’était qu’à demi surpris lorsque tout à coup, au printemps de 1875, le danger se dévoilait non-seulement par les menaces retentissantes des journaux du chancelier, mais encore par une sorte de signification officielle qui coïncidait avec le départ énigmatique de l’ambassadeur d’Allemagne. Ce jour-là, le duc Decazes, qui seul jusqu’à ce moment, avait eu le secret de la gravité des choses, faisait face au péril avec autant d’art que de fermeté. Il savait mettre en jeu tous les ressorts, réveiller le zèle des plus grands cabinets de l’Europe, nouer comme un concert de préservation dans l’intérêt de la paix. Pendant quelques jours, le ministre des affaires étrangères vivait dans les plus poignantes anxiétés, qu’il déguisait sous une certaine impassibilité élégante, qu’il ne laissait voir qu’à ceux dont il connaissait la discrétion ; à chaque dépêche qu’il recevait, qu’il hésitait quelquefois à ouvrir, il se demandait si c’était la guerre ou la paix, et cette émotion n’avait rien de vulgaire, rien qui fût indigne du ministre d’un grand pays ; c’était la généreuse et virile émotion d’un homme résolu à ne souffrir aucune atteinte à l’honneur de la France, sérieusement pénétré aussi de la gravité de la lutte qui pouvait s’engager d’un instant à l’autre. Il faut l’avoir vu dans un de ces momens dramatiques où il s’attendait à tout, pour savoir ce qu’il y avait de patriotisme passionné et sérieux sous l’aisance du diplomate bien né. Des démarches personnelles de la reine d’Angleterre, qui écrivait à l’empereur Guillaume, et du tsar Alexandre II arrivant sur ces entrefaites à Berlin, mettaient heureusement fin à cette crise de quelques jours. Le prince Gortchakof, qui accompagnait l’empereur Alexandre, se vantait même un peu trop haut de l’efficacité de l’intervention russe pour la paix, et M. de Bismarck le lui a fait payer depuis au congrès de Berlin. Le duc Decazes, dans tous les cas, avait fait face à l’orage avec un tact mêlé de fermeté, et ce qui est un mérite de plus, il savait être discret sur ce qui pouvait passer pour un succès.

Qui dirait cependant que le seul ministre qui, après M. Thiers, eût en à se mesurer avec la difficulté la plus redoutable et qui ait réussi à conjurer un péril national, a passé ses dernières années sans être sénateur, ni même député ? Arrêté au début de sa carrière par une révolution, il s’est vu encore une fois au déclin de sa vie rejeté hors des affaires par la passion de parti. Le duc Decazes, dans son ministère de quatre années, n’a pas moins en son moment, un de ces momens rares où un homme a l’heureuse fortune de rendre un vrai et éminent service à son pays. Notre diplomatie n’a pas eu depuis tant de succès qu’on puisse oublier ce qui a été fait un jour pour la France.