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leurre et qu’une duperie. Quand on croit faire merveille contre les pessimistes, en les sommant hic et nunc de se brûler la cervelle, on oublie, en effet, qu’il faudrait tout d’abord leur prouver qu’il n’y a rien d’ultérieur à la vie dont ils vont sortir. Or, pour eux, comme pour Schopenhauer, la question est toujours pendante, et c’est pourquoi, partant ensemble de cette affirmation a que la vie est mauvaise, » on les voit tous, en un point de leur raisonnement, se séparer, pour aboutir à des solutions différentes. Celle du bouddhisme n’est pas celle du christianisme, ou, pour ne pas nous engager dans ces difficultés d’exégèse, celle de Swift n’est pas celle de Pascal, celle de Schopenhauer n’est pas celle de Leopardi : celle non plus de M. Taine n’est pas celle du comte Tolstoï. — Je ne parle pas de ceux qui, comme Rousseau, déclamant contre l’institution sociale bien plutôt que contre la vie, croient avoir eu eux, si l’on les laissait faire, les moyens de la rendre, non-seulement meilleure, mais bonne : ce ne sont pas des pessimistes, mais au contraire les plus fongueux des optimistes et quelquefois les pires. — C’est qu’aussi bien une seule affirmation fonde le pessimisme : il suffit de trouver que la vie est mauvaise, mais il y a vingt manières de le démontrer ; et une seule affirmation le résout, à savoir que la vie ne saurait être son but ou sa fin à elle-même, mais il y a vingt manières de concevoir ce but ou d’imaginer cette fin. Et c’est pour cette raison, on le comprendra mieux maintenant, — parce qu’il n’est pas plus difficile et qu’il est tout aussi logique, plus logique même de tirer du pessimisme la Béatitude chrétienne que le Nirvana bouddhique, la continuation de la vie que son anéantissement, — c’est pour cette raison qu’en faisant sa place au pessimisme dans la philosophie de Schopenhauer, nous n’avons pas cru qu’il y eût avantage ni pour l’un ni pour l’autre à les rendre solidaires l’un de l’autre.

Il convenait d’ailleurs de rappeler, puisqu’on n’en parle pas beaucoup, à l’occasion d’une traduction de son principal ouvrage, les titres philosophiques de Schopenhauer. C’est l’écrivain que l’on loue et la qualité de son style, dont j’avoue humblement que je ne saurais me porter juge ; c’est le moraliste et l’acuité de son observation, qu’en effet il y a lieu d’admirer ; c’est l’humoriste et la vivacité de ses boutades, qui peut-être sont plus spirituelles en allemand qu’en français ; mais on oublie un peu le philosophe, ou du moins on n’en fait pas tout le cas qu’il faudrait. Or, son système, assurément, passera, comme tous les systèmes ; on peut même dire qu’en tant que système il a déjà passé ; mais non pas sans avoir exercé une grande influence, plus grande peut-être qu’on ne le croit ; et du milieu de tout cela il restera l’honneur à Schopenhauer d’avoir aussi lui prononcé dans l’histoire de la philosophie une parole qui ne s’oubliera pas. Que reste-t-il davantage à Hegel ou à Kant ?


F. BRUNETIERE.