Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/696

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de s’abstenir de toute attaque contre l’Autriche et l’empire allemand ; le grand-duc héritier, accompagné de la grande-duchesse, sa femme, prenait la route de Berlin, et M. de Bismarck disait : « L’ours de combat rentre ses griffes en voyant debout les dogues de garde. »

M. de Bismarck est intéressé à gagner du temps, à retarder indéfiniment la solution de la question d’Orient. Tant qu’elle n’est pas résolue, il dispose des destinées, il est le courtier nécessaire, l’arbitre inévitable entre l’Autriche et la Russie. L’accord qu’il avait conclu à Vienne et qu’il vient de renouveler doit lui servir à inquiéter la Russie, à l’enrayer dans son action. Il s’en sert aussi pour tenir l’Autriche, pour l’empêcher de pourvoir elle-même à ses intérêts en s’arrangeant directement avec les Russes. Au mois de novembre 1879, il disait à un diplomate français : « Au moment même de l’entrevue d’Alexandrowo, la Russie n’ayant eu qu’un médiocre succès dans ses tentatives auprès de vous et exaspérée de nous voir appuyer l’Autriche, a essayé de la détacher de notre alliance par l’appât de Salonique. Elle lui a proposé un partage de la Turquie d’Europe, Constantinople à l’une, Salonique à l’autre, et un traité d’alliance offensive et défensive contre nous ou l’Angleterre, selon les cas, comme sanction de tout l’arrangement. J’ai été prévenu à Gastein de cette manœuvre et elle m’a décidé à hâter mon départ pour Vienne. Je ne craignais pas que l’Autriche se laissât prendre au piège ; mais, en politique, je crois toujours à votre vieux proverbe que deux sûretés valent mieux qu’une. »

Il est des situations où certaines conduites s’imposent : l’empereur Alexandre III a hérité et des souvenirs et de la politique de son père. Il a peu de goût pour la France républicaine et pour les hommes qui la gouvernent. Il considère M. de Bismarck comme le type le plus achevé des grands ministres qui font prospérer les monarchies. S’il avait le choix, il serait charmé de s’entendre avec lui, de devoir son bonheur à l’amitié complaisante de l’Allemagne. Mais quand M. de Bismarck résiste ou se dérobe, la Russie se souvient de nous, et quelque journal de Moscou ou quelque colonel au parler libre s’empresse de déclarer à l’univers que c’est sur les bords de la Seine qu’elle trouvera l’allié dont elle a besoin pour accomplir ses grands desseins. Ainsi en usait jadis le grand Frédéric quand il hésitait encore s’il lierait partie avec les puissances maritimes ou avec la France pour s’assurer la possession de la Silésie. Le comte Truchsess, qu’il envoyait à la cour de Hanovre complimenter le roi d’Angleterre, avait l’ordre « d’affecter devant les ministres ou les créatures françaises beaucoup de cordialité avec les ministres anglais quand même il y en aurait très peu. » D’autre part, il faisait dire aux Anglais que son envoyé extraordinaire à Versailles, le colonel Camas, qui n’avait qu’un bras, « était un de ses intimes, possédait toute sa confiance et que ce