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Plus d’un homme d’état, étonné de son audace, pensait que non-seulement il avait obtenu de l’Angleterre des garanties d’assistance effective, mais qu’il s’était assuré aussi de l’appui secret de l’Autriche et de l’Allemagne. Il n’en était rien ; le jour où la Russie a réglé ses comptes avec lui, il s’est trouvé seul, sans protecteurs, sans alliés, simple prince de Bulgarie révolté contre son patron, et le dénoûment d’une lutte si inégale ne pouvait être douteux pour personne. M. Thiers disait un jour que les politiques devraient prendre exemple sur le perroquet, lequel ne lâche jamais l’échelon où se cramponnent ses ongles crochus, sans qu’au préalable il en ait saisi un autre avec son bec, qui lui sert de troisième patte, et qu’il se soit bien assuré qu’il le tient solidement. Le prince Alexandre de Battenberg n’a pas eu la sagesse du perroquet. Peut-être est-il en train de l’acquérir : il se montrera plus circonspect si jamais quelque caprice de la changeante fortune lui rouvre les portes de la Bulgarie.

La politique chevaleresque des nationalités, préconisée aujourd’hui encore par plus d’un Français dont la mémoire est courte, a ceci de fâcheux que tôt ou tard elle condamne les émancipateurs aux inconséquences ou aux hypocrisies et leurs obligés à la méconnaissance des services reçus. On ne peut en vouloir beaucoup à la Russie d’avoir décidé qu’elle ne ferait point un métier de dupe, qu’elle toucherait le prix de ses immenses sacrifices en enchaînant les petits peuples du Balkan à ses intérêts et en châtiant leurs infidélités. Pour arriver à ses fins, elle a exploité avec art leurs rivalités et leurs âpres jalousies. Assurément il est permis de désirer qu’ils s’appartiennent à eux-mêmes et que, pour résister aux pressions étrangères, ils se réunissent en faisceau, qu’ils se constituent en confédération. On les y engage, on leur cite l’esclave de Phrygie et son apologue, on leur représente que « toute puissance est faible à moins que d’être unie. » On leur dit : « Soyez joints, mes enfans ; que l’amour vous accorde ! » Mais comme les trois frères de la fable, ils ont hérité d’un bien fort mêlé d’affaires, et ils ne s’entendent sur rien :

L’un veut s’accommoder, l’autre n’en veut rien faire.

Serbes, Bulgares, Roumains, Grecs, l’intérêt les sépare, l’ambition, l’envie les travaillent ; chacun d’eux voit son mal dans le bien d’autrui et sa propre diminution dans l’agrandissement de son voisin. On leur dit encore : « Que la Suisse vous serve de modèle ! Elle est partagée entre trois races qui diffèrent d’esprit, de goûts et de mœurs, et les cantons qui la composent sont les uns fort petits, les autres beaucoup plus grands. Elle ne laisse pas de vivre dans la concorde et l’union, l’attachement à de communes institutions la maintient en paix. »