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gnit plus d’une fois qu’ayant en abondance la viande et la volaille, ses sujets se contentaient de pain cuit sous la cendre et d’oignons. Il se promit de les rendre carnivores et un peu plus dépensiers, et, pour les encourager par son exemple, il construisit de belles casernes, un palais, qui a coûté 3 millions 1/2. On ne sait ce que les Bulgares en pensèrent ; ils ne disent pas toujours ce qu’ils pensent.

En traversant les champs labourés de la Bulgarie, on aperçoit de place en place, posés sur les sillons, de grands vautours fauves qui semblent y faire sentinelle et qui, sans se déranger, regardent passer le voyageur avec un flegme insolent. Ces vautours sont le symbole des politiciens de toute couleur qui, dans les états des Balkans, ne s’occupent des affaires publiques que pour y chercher leur proie. Dans toutes les provinces qui composèrent autrefois l’empire de Byzance, les gouvernés sont honnêtes, les gouvernans le sont moins. Conservateurs ou libéraux, quel que soit leur programme, tous les partis qui se disputent l’honneur d’administrer la Bulgarie sont avides de places, d’emplois lucratifs, de gros traitemens. Le prince Alexandre goûtait médiocrement la plupart de ses ministres et il affectait de les regarder de haut, de les tenir à distance, de leur prouver par ses procédés le peu d’estime qu’il faisait de leur vertu. Mais ce qui le contrariait le plus, c’était la constitution qu’on lui avait imposée et qui de toutes les constitutions imaginables, était assurément la plus constitutionnelle, la plus outrageusement libérale. Il ne tarda pas à la prendre en dégoût, il résolut de s’en débarrasser. En 1881, il faisait un coup d’état, et, comme cela se pratique en pareil cas, il convoquait une grande assemblée nationale dont la complaisance lui était assurée et qui, à sa demande, l’investit de pouvoirs extraordinaires pour sept ans.

Si quelque chose peut excuser ou justifier un coup d’état, c’est l’usage qu’on en fait, l’heureux et utile parti qu’on en tire. Le prince Alexandre n’a su que faire du sien, et son omnipotence, plus apparente que réelle, ne lui a servi qu’à fournir des prétextes aux criailleries de l’opposition. Au surplus, il n’avait pas senti qu’en supprimant sa charte, il se privait d’un point d’appui, d’un secours. Quand le roi Léopold voyageait en Allemagne, il s’amusait quelquefois à déclamer sous le manteau de la cheminée contre ces satanées petites constitutions qui sont si incommodes pour les souverains ; mais, soucieux de ses vrais intérêts, dès qu’il rentrait à Bruxelles, il redevenait sans effort le plus parlementaire de tous les rois. Le tout-puissant chancelier de l’empire allemand a maudit plus d’une fois son parlement, contre lequel il bataille sans cesse et qui lui cause beaucoup de chagrins. Il n’a jamais tenté de s’en défaire, certain qu’il est de trouver l’occasion de s’en servir. Il se réserve le droit de répondre à tel ministre étranger qui réclame de lui une concession ou une garantie: « S’il ne tenait qu’à moi, nous serions