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avec une gaîté surprenante ; il fallait que la conversation fût bien spirituelle, car tout le monde semblait ravi. A un moment, M. Féraud prit un morceau de papier et y écrivit quelque chose, nous ne savions quoi. Quand il le passa à Si-Ahmed-ben-Souda pour le lire au pacha, celui-ci manifesta sa satisfaction par les gestes les plus expressifs et par les sourires qui laissaient voir, malgré son âge, deux magnifiques rangées de dents blanches entièrement intactes. Mais il n’eut de cesse qu’après avoir fait écrire à son tour quelque chose qu’il dictait. Il s’y reprit à deux fois, et l’on riait de plus belle. Voici ce qui s’était passé. Comme on parlait à M. Féraud des poètes arabes et qu’il en citait une telle quantité que ses auditeurs ne pouvaient s’empêcher de marquer quelque incrédulité sur des connaissances littéraires aussi étendues, pour dissiper tous ces doutes, il composa immédiatement un quatrain arabe qui disait en beau style :


Au maître de cette maison hospitalière
Paix et félicité!
Que Dieu protège ses jours
Tant que roucoulera la colombe !


Le pacha charmé avait tenu à répondre, et il avait dit d’abord :


A l’ambassadeur du gouvernement français
Que Dieu accorde tous ses bienfaits!
Qu’il vive toujours heureux, que ses honneurs augmentent
Jusqu’au jour de l’éternité !


En entendant ce quatrain, M. Féraud protesta, disant que, si « ses honneurs » augmentaient, il quitterait le Maroc; or, pour lui, le bonheur suprême, unique, sans égal, était de vivre avec les gens qui l’accueillaient si bien. On voit d’ici le succès de ce compliment. Il fallut refaire tout le distique, pour mettre « la gloire » à la place des « honneurs. » Le lendemain, on ne parlait pas d’autre chose au palais du sultan que de la joute poétique qui avait eu lieu chez le pacha de la ville. Cette petite scène était bien orientale aussi ; elle nous rappelait un côté charmant des mœurs anciennes des Arabes ; mais ces jeux d’esprit ne se font plus aujourd’hui que par routine ; l’imprévu et l’inspiration font défaut, et le charme a disparu.


GABRIEL CHARMES.