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leur faiblesse est impuissante à résoudre, « et s’abstenant avec soin de jouer le rôle d’allumette. » On ne saurait prendre trop de précautions quand on vit près d’une poudrière et qu’on n’a aucun intérêt à la faire sauter.

Les diplomates instruits des affaires de la Bulgarie n’avaient pas attendu les événemens pour annoncer que le prince Alexandre aurait de la peine à se maintenir, qu’il avait trop de goût pour les entreprises, pour les actions d’éclat, qu’il ne saurait pas maîtriser l’inquiétude de son esprit, qu’il commettrait des imprudences. L’un de ces diplomates clairvoyans écrivait à M. de Laveleye : « Il ne suffit pas d’être lieutenant dans l’armée prussienne pour savoir gouverner les peuples, alors qu’on n’a que vingt et un ans et qu’on ne rêve que palais fastueux, armées formidables, décorations et alliances européennes. Toujours la fable de l’astronome qui finit par tomber dans le puits à force de contempler les astres ! Autre chose est Berlin et autre chose Sofia. Le prince Alexandre est un charmant homme, mais lorsqu’il débarqua en Bulgarie, il n’avait pas la moindre notion de ce que c’est que gouverner. » Ce même diplomate ajoutait : « Qu’on ne regrette pas de ne pouvoir entendre à Sofia le Lohengrin et la Tétralogie ! Quand on a de pareils goûts, on reste à Berlin ou à Darmstadt, et on ne se mêle pas de vouloir gouverner les Bulgares[1]. » Qu’ils s’appellent Alexandre Ier ou Louis II, roi de Bavière, la musique de l’avenir semble porter malheur aux princes qui la préfèrent à toute autre. Quand on n’est qu’un souverain d’arrière-plan, condamné à vivre dans la dépendance des puissans de la terre, mieux vaudrait prendre son plaisir à jouer sur un vulgaire clavecin quelques petites sonatines dans le vieux style. « Fais-toi petit ! » disent les mandarins chinois. Leur vieille sagesse leur a révélé depuis longtemps tous les maux qu’attirent sur les hommes l’ambition de faire grand et la fureur de se montrer.

Quand le prince Alexandre se fut installé à Sofia, quand il eut visité sa maison et fait le tour de sa métairie, il regretta, paraît-il, d’avoir accepté trop facilement la mission dont l’Europe l’avait chargé. On l’appelait à régner sur un petit peuple dont on a vanté plus d’une fois la douceur, l’honnêteté, les habitudes laborieuses et réglées, la vaillance opiniâtre au travail. Mais ce peuple, vêtu de peaux de mouton et chaussé d’espadrilles en cuir de chèvre, est connu aussi pour son esprit d’économie qui dégénère souvent en avarice, pour son attachement excessif à ses petits écus péniblement amassés, pour sa défiance à l’endroit de tous les collecteurs d’impôts, pour la curiosité chagrine avec laquelle il s’informe de ce qu’on peut bien faire de ses piastres, dont il ne se dessaisit qu’à bon escient. Le prince Alexandre se plai-

  1. La Péninsule des Balkans, par M. Émile de Laveleye. Paris ; Félix Alcan, 1886. Tome ii, pages 145-152.