Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/676

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commun chez nous, et qui consiste à prendra les espérances pour des réalités, à se laisser séduire par le côté aventureux et grandiose d’un projet sans calculer les difficultés d’exécution, sans faire la balance des sacrifices certains et des avantages problématiques qui pourront en résulter.

M. de Lanessan, dans l’important ouvrage qu’il vient de faire paraître[1], a traité cette question avec une ampleur et un talent remarquables. Il approuve complètement la politique que nous avons suivie au Sénégal depuis 1854, et pour laquelle je ne partage pas son admiration. Il convient, pourtant, que l’entreprise du haut fleuve est difficile à mener à bonne fin ; que le chemin de fer, avant d’être achevé, coûtera une centaine de millions et ne transportera pas grand’chose. Il reconnaît qu’il est impossible de continuer à dépenser 2 millions 1/2 tous les ans pour ravitailler les postés échelonnés sur la route du Niger, mais il ne peut pas se résigner à en proposer l’abandon : « Reculer, dit-il, ce serait enlever à notre drapeau tout son prestige. La moindre faiblesse de notre part aurait les plus graves conséquences, et nous perdrions toute notre autorité si nous manifestions, par notre abandon de la région du Haut-Sénégal et du Niger, notre impuissance à conserver cette conquête. » Alors, s’il est si difficile d’y rester et si périlleux d’en sortir, il aurait été beaucoup plus sage de n’y pas aller. Et puis, des raisonnemens comme ceux qui précèdent peuvent conduire un peuple bien loin. Pour moi, qui ai vu commencer cette entreprise avec inquiétude et qui en ai suivi les phases avec douleur, je serai plus logique que M. de Lanessan, et, dût-il en coûter quelque chose à notre prestige dans le Soudan, je n’hésiterais pas, si j’étais chargé de la direction de ces affaires, à envoyer une dernière colonne pour ramener les garnisons des forts, avec l’intention de n’y plus retourner. On pourrait conserver la partie du chemin de fer déjà construite et même l’exploiter, si elle en vaut la peine ; mais je crois qu’il faut attendre des temps plus prospères pour le pousser plus loin et qu’il faut laisser aux générations de l’avenir le soin d’exploiter le commerce du Soudan occidental.

Si l’on entrait dans cette voie politique et sage, on ferait bien du même coup de diminuer autant que possible le nombre des postes du fleuve et de la côte d’Or, à cause de leur insalubrité, de ne développer, pour le même motif, notre établissement du Gabon que dans la mesure indispensable et de tâcher de vivre en bonne harmonie avec les gens du pays. Cela nous serait facile, en nous

  1. L’Expansion coloniale de la France, étude économique, politique et géographique sur les établissemens français d’outre-mer, par M. de Lanessan, député de la Seine. Paris, 1886.