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LE CHARCUTIER. — Mais je n’ai pas la moindre instruction, si ce n’est que je sais mes lettres, encore assez mal.
DEMOSTHENE. — Ah ! voilà qui le peut nuire de connaître à peu près les lettres. La république ne demande, pour le gouvernement, ni un savant, ni un honnête homme. Il lui faut un ignorant et un coquin.


Le dialogue continue longtemps sur ce ton ; puis survient Cléon, qui s’écrie, selon l’usage des démagogues au pouvoir : « Malheur à vous qui conspirez toujours contre le peuple ! » A quoi le chœur répond en l’appelant scélérat, voleur, perfide.


CLEON. — O vieillards héliastes, confrérie du triobole que je nourris en hurlant du bien et du mal, secourez-moi : des conjurés me frappent !
LE CHOEUR. — Et c’est justice ; tu dévores les revenus publics.
CLEON. — Je le reconnaisse suis un voleur !
LE CIIOEUII. — O coquin, impudent braillard ! Tu as bouleversé notre ville comme un torrent furieux, et, posté sur une roche élevée, tu guettes l’arrivée des tributs comme le pêcheur guette l’arrivée des thons.


Ces licences sont, dans la démocratie, la rançon du pouvoir, et le sage ne s’en irrite pas. Cléon n’avait nul droit à ce titre ; cependant il me semble le voir assis au théâtre de Bacchus, dans la stalle de marbre des magistrats, et recevant impassible toutes ces injures. Du reste, en fait de méchancetés, ils étaient de compte à demi l’un avec l’autre : à plusieurs reprises, Cléon avait essayé de faire enlever au poète, par un arrêt de justice, ses droits de citoyen, et Aristophane se plaisait à rappeler à vingt mille spectateurs que son ennemi avait été condamne à rendre de l’argent volé par lui.

Les Chevaliers furent joués quatre ans après la mort de Périclès ; le mal n’était pas encore bien grand ; dans les Guêpes, représentées en 423, s’accuse plus fortement une des maladies démocratiques : la peur des trahisons. « Pour nous, tout est conspiration, dit un personnage. Je n’ai pas, en cinquante ans, entendu parler une fois de tyrannie, Aujourd’hui, ce mot-là est plus commun au marché que le poisson salé. Veut-on des rougets au lieu de sardines, le marchand crie : « La table de cet homme sent furieusement la tyrannie. » On autre demande-t-il de la ciboule pour assaisonner des loches, la marchande le regarde de travers et lui dit : « Est-ce que tu vises à la tyrannie[1] ? »

Passons quelques années ; arrivons au Plutus, joué une première

  1. Vers 488 et suiv.