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son peuple, ainsi qu’il a calomnié Socrate et Périclès, Phidias et Euripide, même Cléon, qui n’a pas toujours mérité d’être traité comme un pendard. Dans les Chevaliers, c’est bien le peuple lui-même dont le bonhomme Démos joue le rôle et porte le nom, vieillard irascible, radoteur et quelque peu sourd, qui se laisse mener par les flagorneurs et les charlatans. Il a deux fidèles serviteurs, Nicias et Démosthène ; mais un méchant esclave, Cléon, est venu mettre le désordre dans la maison. « Ce corroyeur, connaissant l’humeur du maître, fait le chien couchant, flatte, caresse et enlace le vieillard dans ses réseaux de cuir en lui disant : « O peuple ! c’est assez d’avoir jugé une affaire[1] ; va au bain, prends un morceau, bois, mange, reçois les trois oboles. Veux-tu que je le serve à souper ? » Puis il s’empare de ce que nous avons apprêté et l’offre généreusement à son maître. Dernièrement, j’avais préparé à Pylos un gâteau lacédémonien ; il vint à bout, par ses ruses et ses détours, de me l’escamoter et de l’offrir à ma place. Soigneux de nous éloigner du maître, il ne souffre pas qu’un autre le serve. Debout, le fouet de cuir en main, il écarte les orateurs de sa table, il lui débite des oracles, et le vieillard raffole de prophéties. Quand il le voit dans cet état d’imbécillité, il en profite pour mettre en œuvre ses intrigues ; il nous accuse, nous calomnie, et les coups de fouet pleuvent sur nous. »

Jamais poète n’eut liberté si grande et n’en usa si largement. Au lieu d’en tenir compte au peuple, qui, si débonnairement, se laisse bafouer en face, on prend le comique au mot et la caricature devient un portrait. Le Démos d’Athènes ne ressemble pas plus au Démos des Chevaliers que le Socrate d’Aristophane au Socrate de Platon. Le bonhomme, qui entend bien, même à demi-mot, ne radote pas, car il protège le poète, qui l’amuse, contre la colère de Cléon, et l’homme qui le sert contre les violences du poète. Il laisse l’un continuer ses chefs-d’œuvre et envoie l’autre se faire tuer bravement pour lui devant Amphipolis.

Écoutez encore ce dialogue entre Démosthène et le charcutier, que les oracles destinent à gouverner Athènes et que les conservateurs veulent opposer à Cléon :


DEMOSTHENE. — Es-tu de naissance honnête ?
LE CHARCUTIER. — Non, par les dieux ! Je sors de la canaille.
DEMOSTHENE. — Heureux homme ! Comme tout s’arrange bien pour toi !
  1. C’est dans les Guêpes qu’Aristophane montre surtout le peuple jugeur dont Racine a fait son Perrin Dandin, et il est encore des gens qui se persuadent que le plus fidèle portrait des Athéniens est ce ridicule personnage, bien que Thucydide, I, LXXVII, ait dit depuis longtemps ce qu’il fallait penser de la grec athénienne.