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pas toujours, et, tout en glorifiant maintes fois le patriotisme, il peint dans l’Ion le premier de ces solitaires oublieux des devoirs de la cité qui, prêtre du dieu, se contentent de la tranquille oisiveté du temple. Son homme juste est même celui qui a pour patrie la terre entière, « comme l’aigle a pour son vol toute la région de l’air. » — Où es-tu, soldat de Marathon ?


IV

Molière a pris place entre Corneille et Racine ; Aristophane aussi a été mis à côté des grands tragiques d’Athènes, mais il reste au-dessous d’eux parce que l’esprit seul ne suffit pas à faire monter au premier rang. L’historien qu’il renseigne sur une foule d’usages doit le lire tout entier aussi bien que le littérateur, mais tous deux en fermant les yeux de temps à autre, car il a trop souvent l’indécence qui salit l’imagination, et n’a jamais la passion qui l’élève. Lorsqu’on parle de ses pièces comme de comédies satiriques, il faut entendre qu’elles sont autre chose que la satire ordinaire. Les êtres difformes qui composent le cortège lascif de Dionysos, où ils représentent le dieu et l’homme redescendus à l’animalité, sont en mille endroits ses inspirateurs. Rabelais, comparé au grand comique d’Athènes, est un écrivain chaste, et le kuragheuz de Stamboul et du Caire est presque dépassé.

La comédie, qui était née aux fêtes de Dionysos à côté de sa grande sœur la tragédie, fut dans ses mains une arme de combat qui frappa sur tout : les dieux, les institutions, la philosophie, la science, les généraux les plus braves, les orateurs les plus éloquens, les hommes les plus sages. Il n’a manqué à ce grand rieur que de rire de lui-même.

On lui a donné un rôle de moraliste et de réformateur social ; il n’eut que celui d’amuseur public et il le garde encore. Que, dans ses satires, il ait mis infiniment d’esprit, une verve endiablée, des vérités utiles et des tableaux de la plus gracieuse poésie, on ne le conteste pas ; on accorde aussi que bien des abus avaient grandi dans Athènes et dans son empire. Devant le spectacle de sa puissance, le peuple s’était enflé d’orgueil au point d’en oublier, à l’intérieur, toute sagesse, au dehors toute prudence. « Nos alliés, disait le poète, ne sont plus que des esclaves tournant la meule. » Pourtant ne le prenez pas au mot, il y avait encore de la justice dans la cité, puisque Cléon fut un jour condamné à restituer cinq talens, et du bon sens dans les esprits, puisque les Chevaliers, sanglante satire des mœurs démagogiques, obtinrent le premier prix et furent représentées sur le théâtre de Bacchus, aux fêtes lénéennes. Dans son ardeur de guerre contre la nouvelle Athènes, Aristophane calomnie