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révoltés qui enseigne au peuple la soumission aux lois établies. Mais son caractère indomptable reparaît promptement. Il a versé un sang impur ; son honneur exige une expiation ; pour le racheter, il va se jeter sur l’épée d’Hector, et les douces plaintes de sa femme, Tecmessa, ne le peuvent détourner de son funeste dessein : « O roi ! lui dit-elle, aie pitié de ton fils ! Que de misères tu nous laisseras si tu meurs ! Pense à moi ; l’homme ne doit pas oublier ce qui lui a plu. »

Le sujet des Trachiniennes est la mort et l’apothéose d’Hercule. Il serait de peu d’intérêt sans le rôle de Déjanire, femme dévouée du héros, compatissante au malheur des captives, même lorsqu’elle trouve parmi elles une rivale. Elle n’a point contre la jeune Iole les duretés de la jalousie ; c’est l’Amour qu’elle accuse : « Eros règne jusque sur les dieux ; moi-même, il m’a domptée ; pourquoi ne dompterait-il pas une autre femme ? Je serais insensée d’accuser mon mari s’il est atteint de ce mal, ou cette femme qui ne m’a fait aucun outrage. Pour elle j’ai une pitié profonde, en voyant que sa beauté l’a perdue. » De beaux vers ne suffisent pas à porter bien haut cette tragédie, qui est déparée par de tels défauts qu’on a pu en contester l’authenticité.

L’Electre de Sophocle, inférieure à celle d’Eschyle pour la conception des personnages, lui est supérieure par le style. Mais cette seconde Electre est trop virile ; elle usurpe sur Oreste par la violence de sa haine et de ses imprécations. L’autre n’ose maudire sa mère, tout en ne lui pardonnant pas ; celle-ci la hait, la méprise et voudrait la tuer. À ce titre, elle est plus tragique ; on aimerait qu’elle le fût moins. « Tu m’accuses, dit-elle à Clytemnestre, d’avoir élevé Oreste pour qu’il t’arrache la vie. Si j’en avais en la force, je ne l’aurais pas attendu. » Quand Oreste égorge sa mère : « Frappe, lui crie-t-elle, frappe encore une fois ; » et lorsqu’il tient Egisthe sous son épée : « Achève-le vile et jette-le aux chiens, qui seront son tombeau. » Le doux poète dépasse ici la mesure.

Arrivons maintenant aux vrais chefs-d’œuvre.

Le Philoctète et l’Œdipe à Colone, écrits par Sophocle dans l’extrême vieillesse, montrent que l’âge n’eut aucune prise sur ce noble esprit et que, jusqu’à la fin, il garda la sérénité de son génie, l’abondance de sa pensée, la douceur de son style qui l’avait fait appeler l’abeille d’Athènes. D’un fonds, en apparence stérile, d’une action ne comportant qu’un petit nombre de personnages, il tire un poème qui va remuer l’âme jusque dans ses profondeurs. Tel est le Philoctète, œuvre simple et pourtant émouvante qui a la nudité d’un beau marbre antique. Trois personnages suffisent à l’action, mais au-dessus d’elle planent deux idées qui, pour les spectateurs, sont toujours présentes : l’une patriotique, la nécessité