Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/60

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prenant son ghala par la pointe, nous montra le plat qu’il recouvrait. Affreux spectacle dont je garderai longtemps le souvenir ! Qu’on se figure une série de fricassées de moutons et de poulets préparées au miel, au sucre, au sirop, aux fruits, à toutes les horreurs imaginables et inimaginables ! A part un plat de méchoui, c’est-à-dire de mouton rôti, et un plat de couscoussou, il suffisait de voir tout le reste pour perdre à jamais le désir d’être invité à dîner par un sultan du Maroc. Encore le méchoui était-il déplorablement graisseux et, quant au couscoussou, lequel aurait été meilleur, le malheur voulut qu’il fût tout à fait gâté pour nous par la maladresse de celui qui le servait et qui, en ayant laissé tomber une partie dans ses mains et dans ses manches, trouva fort à propos de secouer mains et manches sur le plat pour que rien ne s’en perdît. C’est la règle, paraît-il. Quand on porte le couscoussou, on doit toujours avoir soin d’égoutter ses mains sur le plat de manière à prouver qu’on n’en dérobe pas une seule miette aux convives. Nous nous serions tous passés d’une aussi stricte probité. Je dois dire que la cuisine du sultan est la plus médiocre que nous ayons goûtée au Maroc. De tous les dîners que nous y avons faits, le sien était celui qui avait le moins d’apparence et qui, dans la réalité, valait le moins. Est-ce volontairement qu’il traite ainsi les Européens ou n’est-il pas plus difficile pour lui-même? La seconde hypothèse me paraît la plus probable, car il ne saurait avoir aucun intérêt à se montrer moins civil que ses ministres et les hauts dignitaires de sa cour. Nous eûmes bientôt fini de voir défiler des plats auxquels les plus hardis d’entre nous n’avaient pas le courage de toucher. La chaleur était accablante ; nous nous étendîmes sur des tapis à l’ombre des arbres, tandis que des serviteurs du palais nous apportaient de l’eau de roses et de l’eau de fleurs d’oranger pour en répandre sur nos cheveux, sur nos barbes, sur notre corps tout entier. Comme ils sont vêtus de robes flottantes, les indigènes ont, en effet, l’habitude de se verser des eaux odorantes dans le cou, dans les manches, partout. Ils aiment à s’en imprégner aussi complètement que possible, et ne jugent pas qu’un festin puisse se terminer sans ces douches parfumées.

Le dîner du sultan nous avait modérément intéressé ; celui du grand-vizir nous produisit, au premier abord, un effet tout différent. J’ai dit que le vizir possède une immense fortune. Aussi habite-t-il un véritable palais, situé au versant d’une colline disposée en gradins, où un grand jardin descend en étages jusque dans la vallée. Chacun de ces étages forme une large terrasse, dont le milieu est occupé par une plate-forme en mosaïque et dont les côtés sont couverts de plates-bandes qui combinent heureusement