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succès par son ascendant. Il entrait dans les affaires avec la hauteur d’un victorieux et l’impatience infatuée de la puissance heureuse. Il ne s’était nullement caché dès les premiers jours. Il avait voulu avoir quelques entretiens avec M. de Talleyrand, qu’il avait connu à Tilsit et à Erfurt, qu’il retrouvait maintenant ministre du roi Louis XVIII, et à ce représentant de la France, qui lui parlait de droit, il avait dit et répété : «… Plutôt la guerre que de renoncer à ce que j’occupe ! .. J’ai deux cent mille hommes dans le duché de Varsovie : que l’on m’en chasse ! .. Vous me parlez toujours de principes ; votre droit public n’est rien pour moi. Je ne sais ce que c’est. Il y a pour moi une chose qui est au-dessus de tout, c’est ma parole. Je l’ai donnée et je la tiendrai ; j’ai promis la Saxe au roi de Prusse au moment où nous nous sommes rejoints… Le roi de Prusse sera roi de Prusse et de Saxe comme je serai empereur de Russie et roi de Pologne… » Alexandre en était arrivé à parler en maître, à s’irriter des résistances qu’il rencontrait, qu’il sentait autour de lui. Il ne s’emportait pas trop contre M. de Talleyrand, qu’il n’aimait pas, mais qui lui en imposait un peu par son sang-froid et son esprit de repartie. Il s’irritait ou s’impatientait contre lord Castlereagh, qu’il trouvait froid et pédant. Il avait surtout une vive et amère irritation contre le chancelier d’Autriche, et ici, à vrai dire, c’était entre les deux personnages une sorte de duel intime, personnel, qui continuait, où la vanité avait sa place. M. de Metternich, dans sa complaisance pour lui-même, ne s’en défend pas : il a tout l’air de croire qu’il était dans sa destinée d’avoir des combats singuliers avec les souverains de la terre, avec Alexandre comme avec Napoléon, — et d’en avoir raison !

Ce n’est pas à Vienne que naissait la querelle entre le tsar et le ministre de l’empereur François : elle datait des premiers temps de l’alliance, de l’entrée en campagne ; elle avait commencé le jour où M. de Metternich avait blessé cruellement l’amour-propre d’Alexandre en lui refusant le commandement des armées alliées, qu’il réclamait sous le nom de Moreau. Elle avait continué ou elle s’était ravivée peu après, à l’entrée des alliés en France, au moment où les chefs militaires autrichiens s’étaient décidés à brusquer le passage par la Suisse, malgré l’opposition d’Alexandre, qui s’était engagé, avec ses amis du pays de Vaud, à faire respecter la neutralité helvétique. Depuis, pendant la campagne de France, même à Paris, le conflit n’avait cessé de se reproduire à tout propos, quelquefois assez vivement. A Vienne, le souverain russe voyait plus que jamais, dans le chancelier autrichien, un ennemi toujours prêt à le contrarier et à déjouer ses desseins. Les rapports extérieurs restaient polis, c’était bien le moins entre alliés ; au fond, Alexandre avait de singulières jalousies, dont la politique n’était même pas