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Talleyrand, dans une autre conversation où il avait pris, disait-il, « le ton d’une ancienne amitié, » pressait M. de Metternich de toute façon, lui parlait de sa position, de son honneur de ministre, de l’intérêt qu’il avait à ne pas laisser croire qu’il voulait sacrifier la Saxe.

Sûrement, ce que M. de Talleyrand disait ou insinuait avec un art très fin, M. de Metternich se l’était dit et le pensait sans se laisser aller à l’avouer. Il ne demandait pas mieux que de sauver la Saxe de la rapacité prussienne. Il était vivement préoccupé et de l’extension territoriale de « l’ennemi naturel, » et du danger des passions nationales et révolutionnaires qui conspiraient pour la Prusse ; mais il n’osait rien dire, il craignait d’engager la lutte. Il n’était pas sûr d’avoir avec lui l’Angleterre, qui en était encore à se flatter de trouver dans une Prusse agrandie l’alliée qu’elle rêvait sur le continent, et M. de Talleyrand lui-même, qui parlait tant, qui excitait si vivement les autres à la résistance, quel secours avait-il à offrir ? Pouvait-on rien attendre de la France, qu’on croyait épuisée ? « Votre légation, disait-on à un des envoyés français, parle très habilement ; mais vous ne voulez point agir, et nous, nous ne voulons point agir seuls… » Le chancelier d’Autriche attendait que cette situation se débrouillât. Le jour où lord Castlereagh, au nom de l’Angleterre, commençait à se tourner contre les ambitions russes et prussiennes, où la France reprenait une autorité imprévue et montrait qu’elle n’était pas aussi épuisée qu’on le croyait, où les petites cours, la Bavière, le Wurtemberg, le Hanovre, se déclaraient avec vivacité contre l’incorporation de la Saxe à la monarchie prussienne, ce jour-là M. de Metternich n’hésitait plus. Il se sentait assez fort pour se dévoiler par degrés et engager l’action. De là cette lutte qui, pendant quelques semaines de novembre et décembre 1814, se déroulait, à travers toute sorte de péripéties, à Vienne, entre la diplomatie de M. de Metternich et de lord Castlereagh, appuyée, excitée par M. de Talleyrand, et la diplomatie prussienne, acharnée à réclamer sa conquête : lutte singulière, mêlée d’intrigues, de subterfuges, où les Prussiens exhalaient bruyamment leur colère, s’emportant contre la France, cherchant à intimider les petits princes allemands qui se prononçaient pour la Saxe, accusant surtout M. de Metternich de défection et allant jusqu’à menacer de soutenir leurs prétentions par la guerre ! Ainsi se réveillait et se précisait, au seuil d’un ordre nouveau, le vieil antagonisme de l’Autriche et de la Prusse en Allemagne.

La lutte pour la Saxe était d’ailleurs inséparable de la lutte pour la Pologne. Les deux questions n’en faisaient qu’une. L’empereur Alexandre, en se luisant admirer dans les salons de Vienne, s’était flatté aussi d’imposer ses désirs comme des lois, d’emporter le