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« Mais c’est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours; » ou bien : « Mais laissons là la médecine, et parlons des autres choses.» Et n’est-ce pas encore une digression, au cinquième acte, cette parabase sur l’hypocrisie, qui va droit contre les ennemis du Tartufe ? Molière, voyant jour à tirer cette flèche, n’a pu s’en refuser le plaisir. Mais quand elle ricoche contre l’ouvrage, le blesse secrètement et l’abat, quand Don Juan, après quinze représentations, en plein succès, doit se retirer de l’affiche, Molière se démène-t-il pour l’y faire reparaître ? Fait-il campagne pour lui comme pour le Tartufe? Nullement : il mourra sans avoir paru s’en souvenir ; nous ne voyons pas même qu’il ait tenté de le faire imprimer.

Cependant Molière est Molière : même lorsqu’il improvise une imitation, il ne peut s’empêcher d’être original ; s’il va d’un point marqué par autrui à un autre point également marqué, il y va de son pas. S’il veut suivre un Espagnol ou un Italien, il reste Français; traduire un drame, une tragi-comédie ou une farce, il reste comique, — et, si vite ou négligemment qu’il travaille, comique, par endroits au moins, avec profondeur. Qu’il ait connu don Juan par Tirso lui-même, ou par les auteurs italiens, ou seulement par leurs plagiaires français et par ses voisins du Palais-Royal, peu importe : de la pièce égayée plus ou moins grossièrement par ces intermédiaires il a gardé quelques germes de plaisanterie et quelques jeux de scène ; du drame primitif ou plutôt de l’effroyable légende il n’a gardé que de quoi faire un cadre connu à une œuvre nouvelle. C’est don Juan séducteur, meurtrier, foudroyé, que vous voulez voir? Le voici, bonnes gens ! Il est vrai qu’il a séduit Elvire et tué le Commandeur loin de vos yeux, six mois avant le spectacle ; c’est une vieille histoire dont vous ne ressentez pas l’horreur et dont il peut parler légèrement : il doit ce bienfait à Molière. Il va sans dire qu’il ne peut être foudroyé qu’à la dernière minute; il ne le sera, d’ailleurs, que pour la forme ; aussi son valet, au lieu de s’écrier comme le Sévillan : « Saint-George ! saint Agnus Dei ! ramenez-moi en paix à la maison, » ne manquera-t-il pas de se pencher sur la trappe par où il aura disparu, pour lui réclamer ses gages. Mais, dans l’intervalle de ce commencement à cette fin, regardez le héros: n’est-ce pas un gentilhomme français? Oui, certes, depuis la plume de son chapeau jusqu’à son talon rouge: libertin de cœur et de tête, il est l’un et l’autre à la mode de notre pays et de nos gens de qualité. Molière ne l’a point décalqué d’après une estampe étrangère; il l’a dessiné d’un trait, pour l’avoir aperçu vingt fois à Paris et à Versailles.

Notre don Juan n’a pas la fougue sensuelle et presque naïve du Séducteur de Séville ; sa débauche n’est pas atroce, ni seulement tumultueuse : elle est ingénieuse, au contraire, élégante et coquette ; elle se connaît, se gouverne, se mire et se fait admirer en de jolis discours ;