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le trou du souffleur, il remonte vers la toile du fond avec une allégresse sincère, et c’est volontiers qu’il se laisse choir sur les reins avant que don Juan lui dise : « Voilà ton raisonnement qui a le nez cassé. » C’est de franc jeu et de grand cœur, au quatrième acte, qu’il se fourre un morceau trop chaud dans la bouche, qu’il charge son assiette et qu’ensuite il en regarde la place vide avec ahurissement, et qu’enfin il se retourne avec une plaisante colère vers La Violette et Ragotin : il ne lui en coûte rien, évidemment, d’égayer le souper par ces singeries, tandis qu’on attend le Commandeur. A la fin, il se comprend que M. Matrat, devant la crevasse flamboyante où don Juan s’est abîmé, ne trouve que ce cri : «Ah! mes gages! mes gages! » — Mlle Bertrand, qui fait Charlotte, n’est que gentille, avec la candeur un peu précieuse et les agrémens citadins d’une paysanne d’opéra comique. M. Duard figure Pierrot avec plus de turbulence et de verve grimacière que de naïveté ou de finesse. Ajoutez que M. Paul Mounet, en vieux berger de tragédie, est un Pauvre magnifique plutôt que simple et profond; M. Talien, un don Luis un peu fatigué, mais convenable; M. Monvel, un don Carlos assez chaleureux et distingué; Mlle Antonia Laurent, une Elvire froidement et presque méchamment belle; joignez à ceux-là un don Alonse et une Mathurine quelconques, — et vous conclurez que don Juan, à l’Odéon, est joué sans trop de frais et à la bonne franquette.

Eh bien ! tel quel, et par sa seule vertu, l’ouvrage se tient sur les planches. Le héros gagnerait, sans doute, à être représenté avec plus de vigueur, plus de vivacité, plus d’aisance; et de même son valet, avec plus de bonhomie plantureuse et d’autorité ; le reste à l’avenant. Mais ce héros n’est pas un symbole ni le truchement de quelqu’un : c’est un homme, qui n’agit et ne parle que pour lui-même, suivant son caractère; et ce valet aussi, dont le naturel accompagne si plaisamment celui de son maître, reste une créature véritable et indépendante de l’auteur; et jusqu’à ce paysan et à cette paysanne et à ce marchand, qui ne font que traverser la scène, ils sont animés et libres. Toute l’œuvre est grouillante de vie, humaine et dramatique; ce n’est pas un poème ni un pamphlet, mais une pièce de théâtre, et de quelle sorte? En ses parties essentielles, qui sont neuves ou quasi neuves, bien françaises et bien de Molière, c’est une comédie.

Qu’est-ce à dire? Une comédie. Don Juan! Hé! oui! Fiez-vous-en à Molière : il ne l’offre même pas, comme Don Garcie de Navarre, pour une « comédie héroïque, » mais pour une « comédie. » Et comment l’a-t-il faite? Des bouffons italiens ont apporté en France le Convié de Pierre, une parade imitée du drame de Tirso, — et qui lui ressemble à peu près comme la Tentation de saint Antoine jouée aujourd’hui sur nos théâtres de Guignol peut ressembler à un mystère. — c’est que