Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

présent mois, écrit-il à d’Argental, en août 1749, le diable s’empara de moi, et me dit : « Venge Cicéron et la France; lave l’honneur de ton pays! » Ce diable est un bon diable, mes anges, et vous n’auriez pas mieux fait: » Voilà l’origine de sa Rome sauvée! Son désir d’humilier le vieux Crébillon, son impatience de prouver sa supériorité sur un octogénaire, son émulation ou sa jalousie du succès d’un rival, voilà ce qu’il prend pour de l’inspiration, ce qu’il appellerait, s’il osait, son éclair et son coup de foudre. Il combine alors son intrigue, c’est-à-dire que Crébillon ayant faussé l’histoire d’une manière, il la redresse en la faussant d’une autre; il dispose ses ressorts; et quand il les a disposés, c’est alors, mais alors seulement, qu’il met des personnages dans son intrigue, et les personnages qu’il lui faut pour justifier son intrigue. Si c’est ainsi que l’on peut réussir, qu’il a même réussi quelquefois, ce n’est pas ainsi que l’on dure, parce que ce n’est pas ainsi que l’on crée. Le don suprême a été refusé à Voltaire, le don qui fait les vrais poètes, grands ou petits, car il y en a de tout rang, le don d’animer des créatures humaines, des êtres de chair et de sang, qui pleurent de vraies larmes, qui poussent de vrais cris de passion et qui meurent enfin d’une vraie mort; — et cette raison, elle toute seule, expliquerait l’infériorité du théâtre de Voltaire.

C’est pourquoi je n’en donnerai pas d’autres, quoiqu’il y en eût encore plus d’une. Je ne dirai donc rien des intentions de propagande philosophique, religieuse ou sociale qu’il a mêlées dans sa tragédie. Car d’abord j’en vois à peine trace dans ses meilleurs pièces, dans Œdipe, dans Zaïre, dans Brutus, dans Alzire, dans Mérope, dans Sémiramis, dans Tancrède; et Mahomet est peut-être la seule qui soit à la fois destinée au théâtre et où pareille intention se trouve nettement marquée. Mais, de plus, il faut bien avouer qu’aucune loi de son art n’impose à l’écrivain dramatique l’étrange obligation de n’être qu’un simple amuseur, et qu’autant de sentences qu’il puisse y avoir dans la tragédie de Voltaire, il y en a davantage encore dans celle de Corneille. Je ne parlerai pas non plus de la société pour laquelle Voltaire a composé la plupart de ses pièces, la plus civilisée qui fut jamais, la plus douce, la plus élégante, et comme telle, et conséquemment, la plus éloignée d’une certaine franchise de mœurs, d’une certaine rudesse de manières, d’une certaine force de passion, d’une certaine raideur de caractères, disons d’une certaine barbarie, sans lesquelles, hors desquelles n’y a-t-il peut-être ni ne peut y avoir de tragédie véritable. Enfin, je n’essaierai pas de montrer que Voltaire est venu trop tard dans un genre trop vieux, c’est-à-dire, tellement épuisé par ses prédécesseurs, qu’on n’y pouvait rien innover sans faire moins bien qu’eux, ni faire comme eux sans les copier, les répéter ou les défigurer;., mais je terminerai par une simple observation.

Nous sommes très fiers, en France, de la continuité, de la régularité