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intérêts particuliers et le bonheur de leur clientèle, ardente à demander, empressée à recevoir, difficile à contenter. Le jour où l’on discutait la loi sur l’expulsion des princes, un vieux paysan, qui ne se pique pas d’idéalisme, nous disait : « Ils feront leur loi et ils feront bien. Voilà un chien qui tient un os; voilà un second chien qui en voudrait tâter et qui rôde autour du morceau. N’est-il pas naturel qu’on défende son dîner? » Vieux ou jeunes, il y a en France beaucoup de paysans qui ne voient dans les disputes les plus chaudes des partis politiques que des compétitions d’appétits, et on ne gouverne pas un peuple incrédule comme un peuple croyant.

On a remarqué depuis longtemps que les grands voyageurs sont enclins au scepticisme et fort réservés dans leurs jugemens. Ils ont constaté, en courant le monde, l’infinie diversité des institutions humaines, et que chaque nation a sa politique, ses opinions et sa morale, que rien n’est absurde et que rien n’est parfait, que les lois d’un peuple s’expliquent par ses mœurs, que ses mœurs s’expliquent par les influences de son climat, par la configuration de son territoire, par ses origines, par son génie propre et aussi par les circonstances, par les accidens de sa destinée. Hérodote, ce merveilleux conteur doublé d’un observateur aussi sagace qu’intrépide, Hérodote, dont l’aimable bonhomie couvrait une profonde sagesse, avait rapporté de ses pérégrinations lointaines une raison au-dessus de tout préjugé. Il aimait beaucoup la Grèce, il ne méprisait point les barbares, leurs pratiques, leurs dieux et leurs rois. Beaucoup de choses l’étonnaient, rien ne le scandalisait, et ce n’est pas lui qui se fût écrié : « Est-il possible d’être Persan? » Il raconte que Darius reçut le même jour une députation de Grecs et les ambassadeurs d’une tribu de l’Inde qui avait coutume de manger ses morts. Darius demanda aux Grecs ce qu’ils pensaient de cet usage: ils poussèrent un cri d’horreur. Il demanda ensuite aux Indiens si l’un d’eux consentirait à brûler sur un bûcher le cadavre de son père; ils s’indignèrent à leur tour et déclarèrent tout d’une voix qu’un fils pieux témoigne son respect à son père en le mangeant, que tout autre genre de sépulture est impie. Hérodote en concluait que c’est la coutume qui gouverne l’aveugle univers.

La France est parmi les nations de l’Europe la grande voyageuse, la plus intrépide chercheuse d’aventures. Sans sortir de chez elle, la France a tout vu, tout éprouvé. Elle a traversé l’un après l’autre tous les régimes politiques; elle a connu la dictature et l’anarchie, le gouvernement de l’épée et le gouvernement de la parole, la royauté légitime, la royauté quasi-légitime, la monarchie militaire, la république qui verse du sang et celle qui ne verse que l’argent, On ne peut dire qu’elle ait subi malgré elle ces gouvernemens divers; elle les a tous acceptés, parce qu’ils étaient nés des circonstances et assortis à son humeur du