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qui épuise avant de tuer, refuse un jour d’avancer, s’arrête tout à coup, se couche : il n’a plus le courage des horizons inconnus, il ne peut plus supporter toutes les petites secousses de la marche et de la vie, il demande lui-même à ses compagnons qu’ils le délaissent, qu’ils aillent sans lui au but lointain, et alors, allongé sur le sable, il contemple amicalement, sans une larme, sans un désir, avec le regard fixe de la fièvre, l’ondulante caravane de frères qui s’enfonce dans l’horizon démesuré, vers l’inconnu qu’il ne verra pas.

Assurément, quelques-uns d’entre nous auront toujours de la peur et des frissons en face de la mort, ils prendront des mines désespérées et se tordront les mains. Il est des tempéramens sujets au vertige, qui ont l’horreur des abîmes, et qui voudraient éviter celui-là surtout à qui tous les chemins aboutissent. A ces hommes Montaigne conseillera de se jeter dans le trou noir « tête baissée, » en aveugle ; d’autres pourront les engager à regarder jusqu’au dernier moment, pour oublier le précipice, quelque petite fleur de montagne croissant à leurs pieds sur le bord; les plus forts contempleront tout l’espace et tout le ciel, rempliront leur cœur d’immensité, tâcheront de faire leur âme aussi large que l’abîme, s’efforceront de tuer d’avance en eux l’individu, et ils sentiront à peine la dernière secousse qui brise tout ce qu’il y a de fragile dans le moi. La mort, d’ailleurs, pour le philosophe, cet ami de tout inconnu, offre encore l’attrait de quelque chose à connaître; c’est, après la naissance, la nouveauté la plus mystérieuse de la vie individuelle. La mort a son secret, son énigme, et on garde le vague espoir qu’elle vous en dira le mot par une dernière ironie en vous broyant, que les mourans, suivant la croyance antique, devinent, et que leurs yeux ne se ferment que sous l’éblouissement d’un éclair. Notre dernière douleur reste aussi notre dernière curiosité.


M. GUYAU.