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mort : tel Bersot, que j’ai connu, tel encore Trousseau, bien d’autres. Se sachant condamné, se sentant une chose parmi les choses, c’est d’un œil pour ainsi dire impersonnel qu’on en vient alors à se regarder soi-même, à se sentir marcher vers l’inconnu.

Si cette mort, toute consciente d’elle-même, a son amertume, c’est pourtant celle qui séduirait peut-être le plus un pur philosophe, une intelligence souhaitant jusqu’au dernier moment n’avoir rien d’obscur dans sa vie, rien de non prévu et de non raisonné. D’ailleurs, la mort la plus fréquente surprend plutôt en pleine vie et dans l’ardeur de la lutte ; c’est une crise de quelques heures, comme celle qui a accompagné la naissance; sa soudaineté même la rend moins redoutable à la majorité des hommes, qui sont plus braves devant un danger plus court : on se débat jusqu’au bout contre ce dernier ennemi avec le même courage obstiné que contre tout autre. Au contraire, lorsque la mort vient à nous lentement, nous ôtant par degrés nos forces et prenant chaque jour quelque chose de nous, un autre phénomène assez consolant se produit.

C’est une loi de la nature que la diminution de l’être amène une diminution proportionnée dans tous les désirs, et qu’on aspire moins vivement, à ce dont on se sent moins capable : la maladie et la vieillesse commencent toujours par déprécier plus ou moins à nos propres yeux les jouissances qu’elles nous ôtent, et qu’elles ont rendues amères avant de les rendre impossibles. La dernière jouissance, celle de l’existence nue pour ainsi dire, peut être aussi graduellement diminuée par l’approche de la mort. L’impuissance de vivre, lorsqu’on en a bien conscience, amène l’impuissance de vouloir vivre. Respirer seulement devient douloureux. On se sent soi-même se disperser, se fragmenter, tomber en une poussière d’être, et l’on n’a plus la force de se reprendre. L’intelligence commence du reste à sortir du pauvre moi meurtri, à pouvoir mieux s’objectiver, à mesurer du dehors notre peu de valeur, à comprendre que dans la nature la fleur fanée n’a plus le droit de vivre, que l’olive mûre, comme disait Marc Aurèle, doit se détacher de l’arbre. Dans tout ce qui nous reste de sensation ou de pensée domine un seul sentiment, celui d’être las, très las. On voudrait apaiser, relâcher toute tension de la vie, s’étendre, se dissoudre. Oh ! ne plus être debout ! comme les mourans comprennent cette joie suprême et se sentent bien faits pour le repos du dernier lit humain, la terre! Ils n’envient même plus la file interminable des vivans qu’ils entrevoient dans un rêve se déroulant à l’infini et marchant sur ce sol où ils dormiront. Ils sont résignés à la solitude de la mort, à l’abandon. Ils sont comme le voyageur qui, pris du mal des terres vierges et des déserts, rongé de cette grande fièvre des pays chauds