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Bien qu’ils laissent planer une certaine obscurité sur les faits et gestes de Pichegru à son arrivée sur le continent, les documens à l’aide desquels nous essayons de les reconstituer nous permettent de rectifier ou de compléter les informations envoyés à Paris. Pichegru avait débarqué à Cuxhaven le 24 décembre. Tout autorise à supposer que son intention n’était pas de se rendre à Hambourg, où sa présence ne pouvait rester longtemps ignorée ; mais, à Cuxhaven, il trouva Fauche-Borel qui l’attendait. Fauche-Borel n’était pas seul. Avec lui il avait amené un émigré, le marquis de La Maisonfort, royaliste ardent, étroitement mêlé aux négociations secrètes de cette époque, qui joignait à une rare habileté dans l’intrigue l’art de manier les hommes. David Monnier, le porte-parole de Barras, étant venu à Hambourg avant que Fauche-Borel, qu’il devait y rencontrer, y fût rendu, c’est La Maisonfort qui l’avait reçu. Il devait à cette circonstance d’avoir pu s’approprier la direction des pourparlers. Quelques jours plus tard, Fauche-Borel était arrivé de Londres pour les reprendre. Mais, à son grand déplaisir, il avait trouvé la place occupée. Depuis, La Maisonfort refusait de la lui rendre, malgré les efforts du duc de Fleury, envoyé par le roi pour suivre de près cette négociation et qui aurait voulu être seul à la conduire.

En repartant pour Paris, David Monnier s’était engagé à revenir à brève échéance. En attendant son retour, la rivalité des trois personnages initiés au secret se donnait carrière, engendrait des conflits dont les échos arrivaient à Mitau, et qui allaient se dénouer par le départ de Fauche-Borel et de La Maisonfort pour la Russie.

Pichegru tomba dans cette intrigue. Disposé déjà à s’y associer, il se laissa convaincre par La Maisonfort de la nécessité de se rendre à Hambourg pour en conférer avec le duc de Fleury. Après une courte excursion dans le duché de Brunswick, où il alla porter ses hommages au prince régnant, il vint à Altona et à Hambourg.

Le duc de Fleury, le plus jeune des courtisans de Mitau, envoyé à Hambourg pour y suivre cette même affaire Barras, était, en outre, chargé d’offrir à Pichegru les assurances bienveillantes de Louis XVIII. Il s’acquitta de ce devoir avec la courtoisie qu’on devait attendre de son éducation et le respectueux enthousiasme qu’un jeune homme devait ressentir en présence d’un glorieux soldat. Sa démarche fut d’abord froidement accueillie. Quand il interrogea Pichegru sur les motifs de son voyage et sur l’objet de sa mission, le général ne répondit qu’avec une réserve blessante[1]. Le duc de Fleury s’en offensa;

  1. « On ne saurait être plus étonné que nous l’avons été de la froideur du général Pichegru envers M. de Fleury, et nous nous épuisons en vaines conjectures sur les motifs qu’il a pu avoir dans cette conduite si différente de tout ce que nous avions lieu d’attendre de lui d’après ce qu’on nous avait mandé de Londres. Peut-être la jeunesse de M. le duc l’aura mis en réserve. Nous espérons qu’après avoir eu la preuve de la confiance que le roi lui accorde, le général aura été plus ouvert avec lui. Il serait incroyable qu’il nous laissât ignorer la marche et les vues de l’Angleterre sur lui. » (Saint-Priest à Thauvenay, 13 janvier 1799.)