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sa voie. Pendant un siècle, jusqu’à Dante, elle agrandit l’idéal des poètes, et, partout où le génie fut original, elle marqua son empreinte. Je ne parle pas seulement ici des œuvres toutes naïves des poètes de l’Ombrie, des Flagellans ou Jongleurs de Jésus-Christ, tels que Jacopone de Todi, frà Bonvesin della Riva, Pietro da Barsecape, frà Ranieri de Pérouse, qui, jusqu’à la fin du XIIIe siècle, firent retentir l’Italie centrale de leurs chants de miséricorde, de leurs Laudes, de leurs prières dialoguées pour les défunts, de leurs Passions rimées pour les processions de pèlerins ; poètes de langue vulgaire, qui, en dehors de toute influence ecclésiastique et de toute liturgie, créaient ainsi le mystère, le drame sacré, essentiellement populaire. Mais, dans les écoles lyriques de l’Italie supérieure, il est certain qu’un souffle puissant soulève la poésie. Les poètes des Deux-Siciles purent continuer à imiter, avec plus de finesse que d’invention, leurs modèles provençaux : ceux de Toscane et des Romagnes, même dans leurs chants d’amour, ont de tels coups d’aile vers les régions les plus pures de l’esprit, tant de gravité et un accent si profond de tendresse, parfois même, comme Guinicelli ou Cavalcanti, une telle subtilité mystique ; ils ont le sentiment si vif de la pitié, de la douleur et de la mort, qu’évidemment ils tiennent d’un monde où les âmes sont d’une douceur et d’une noblesse inconnues aux troubadours siciliens de Frédéric II. La rencontre de ces qualités exquises où la conscience des choses qui sont plus hautes que l’homme se mêle aux émotions les plus personnelles du cœur, au sentiment délicat de la nature et de la vie, a été rendue en deux mots par les Italiens : Soave austero, La Divine Comédie, même en ses visions les plus terribles, est comme parée de suavité ; les amans y sont emportés par l’éternelle tempête, étroitement unis, comme des couples de colombes, et l’austérité solennelle des plus grandes figures florentines arrache au poète des larmes d’amour. Les mystères du paradis se manifestent à Dante, comme à saint François, par des formes d’une grâce ineffable. « Je vis sortir du ciel et descendre deux anges avec des épées de feu et privées de leurs pointes, vêtus de draperies vertes comme les petites feuilles à peine écloses, et flottantes par derrière au souffle de l’air qu’agitaient leurs ailes vertes ; on distinguait bien leurs têtes blanches, mais leurs visages resplendissaient avec un éclat trop vif pour nos yeux. » Ce morceau semble détaché d’une page des Fioretti, et, en même temps, avec ses couleurs claires et fraîches où l’or scintille dans l’azur, c’est bien un tableau primitif, sans ombres, tout en lumière, digne de frà Angelico ou des premiers essais de Raphaël, au temps où il étudiait à Pérouse. La peinture religieuse de la péninsule devait, en effet, garder plus longtemps que la poésie l’inspiration de la foi franciscaine. Dès le