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ce jour-là, les murs eux-mêmes devraient manger de la chair. » Une nuit, un de ses novices, épuisé par le jeûne, se trouve mal. Saint François se relève, met la table, s’y assied à côté du jeune homme, et oblige tous les frères à souper avec eux, pour que le novice ne soit pas humilié de manger seul. « Je vous le dis en vérité, chacun doit tenir compte de ses forces et prendre la nourriture qui lui est nécessaire, afin que le corps rende un bon et loyal service à l’esprit. Gardons-nous de deux excès : il ne faut ni trop manger, ce qui nuirait au corps et à l’âme, ni jeûner immodérément, parce que le Seigneur préfère les œuvres de charité à l’observance purement extérieure de la religion. » Si frère Sylvestre a une envie secrète de manger du raisin, saint François le conduit lui-même à la vigne, la bénit et rassasie son ami de fruits délicieux. Au chapitre général d’Assise, s’il apprend qu’un certain nombre de mineurs portent sur leur chair des cercles de fer hérissés de pointes ou des scapulaires de métal, il interdit cette pratique sanglante et ordonne que l’on fasse aussitôt un amas de ces engins de pénitence ; on en recueillit ainsi plus de cinq mille qui furent abandonnés dans les champs. Sur la fin de sa vie, malade, il eut lui-même conscience d’avoir trop durement châtié son corps. Il entendit une nuit ces paroles : « François, il n’y a pas au monde un seul pécheur à qui Dieu ne pardonne s’il revient à lui, mais celui qui se tue par excès d’austérité ne trouvera point de compassion dans l’éternité. » Une fois même il se confessa de cette sévérité pour « son frère âne, » c’est-à-dire pour son corps. Il eut, vers le même temps, le désir d’ouïr encore une fois les airs de musique qu’il avait aimés dans sa jeunesse, mais il n’osait pas demander qu’on appelât des musiciens. Pendant la nuit, comme la souffrance le tenait éveillé, il entendit le frémissement d’une lyre invisible dont les notes merveilleuses semblaient tomber des étoiles ; la mélodie venait toujours plus près, toujours plus douce, et il s’endormit bercé par le chant des anges.

Pour ce cœur si tendre, l’amour de tous les êtres vivans n’est point seulement l’effet d’une poésie instinctive ; dans les créatures c’est encore son Dieu qu’il croit embrasser. Il respire dans les fleurs des champs l’odeur de la tige de Jessé, dont le parfum ranimait les morts. Les campagnes de l’Ombrie sont pour lui un véritable paradis terrestre où il converse familièrement avec les bêtes, ses sœurs et ses frères inférieurs ; il appelle à lui tous ces petits, écarte avec soin le ver de terre du sentier battu par le pied des hommes, et, pendant l’hiver, fait disposer pour les abeilles des vases de miel ou de vin. La vue d’un agneau, figure symbolique de Jésus, le remplit toujours d’émotion ; il donne pour le racheter au boucher son manteau et son capuchon. Et les bêtes s’attachent