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juste sentiment de tous ses devoirs : il déclara qu’il n’avait pas à substituer son autorité à celle de l’archevêque de Paris, mais il fit dire au prélat « d’éviter l’éclat et le scandale. » Comprit-il bien, cependant, lui qui aimait les lettres et les considérait comme la plus noble parure de son règne, l’étendue de la perte que faisaient la France et lui-même ? Il est permis d’en douter, il demandait à l’auteur des admirables vers sur la mort de Molière quel était le plus rare écrivain de son règne: « Sire, c’est Molière, » répondit Boileau. « Je ne le croyais pas, » observa le roi, qui eût le bon goût et la modestie d’ajouter : « Mais vous vous y connaissez mieux que moi. » Une autre fois, il laissa voir par un rapprochement significatif, qu’il ne mettait pas Molière à son rang : « Il n’y a pas un an, écrivait Grimarest en 1706, que le roi eut occasion de dire qu’il ne remplaceroit jamais Molière et Lulli.» Pourtant, il finit par faire la différence, à un moment où, le Florentin étant mort depuis longtemps, ses menaces de « tout quitter là » ne pouvaient plus emporter la balance. Dans ses dernières années, dit Saint-Simon, le roi, ennuyé et dégoûté; allait rarement au spectacle ; lorsqu’il consentait à y paraître, il n’assistait qu’à un acte ou deux ; cependant, il faisait une exception en faveur des pièces de Molière et les voyait en entier. Quant à la musique de Lulli, cette musique adulatrice qu’il avait tant aimée, elle finit par lui sembler languissante et il renonça à la faire jouer durant ses repas. Alors, nous apprend Dangeau, qui complète Saint-Simon de façon bien curieuse, sa dernière distraction fut de se faire représenter du Molière par ses musiciens, qu’il fît vêtir de costumes de théâtre et qu’il dressa lui-même avec assez de soin et de succès pour en faire d’excellens acteurs. Il trouvait, en effet, que, depuis Molière, la tradition de ses chefs-d’œuvre s’était perdue et il prenait plaisir à la restituer. Ce passe-temps dura jusqu’à sa mort, et, du 21 décembre 1712 au 12 juillet 1715, il y eut dix-neuf de ces représentations, comprenant dix pièces. Ainsi lui-même, pour parler comme Boileau, sentait enfin « le prix de la muse éclipsée. » Les admirateurs les plus exclusifs pourraient-ils souhaiter réparation plus complète? Louis XIV ne voulant plus que du Molière et s’en faisant lui-même le metteur en scène, n’est-ce pas le comble du moliérisme ?


GUSTAVE LARROUMET.