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il avait pris la même part à toutes ses comédies-ballets. Le public s’était donc habitué à unir dans la même admiration le musicien et le poète ; il les mettait sur le même rang, et, si Robinet nous étonne aujourd’hui en qualifiant de la même manière « les deux grands Baptistes, » il exprimait assez bien le sentiment de ses contemporains. Tel que l’on connaît Lulli, ses relations avec Molière durent être souvent orageuses. « l’homme de Florence, » comme l’appelait La Fontaine, tourmentait impitoyablement par ses exigences despotiques ceux qui travaillaient avec lui ; Quinault surtout en fit l’épreuve. Il était, par surcroît, avide, sans conscience, capable de toutes les friponneries. Il exaspéra La Fontaine, qui sorti de ses griffes, et rendu méchant par la colère, se soulageait en traduisant à son égard le sentiment général :


 Chacun voudroit qu’il fût dans le sein d’Abraham.
Son architecte, et son libraire,
Et son voisin, et son compère,
Et son beau-père,
Sa femme, ses enfans, et tout le genre humain,
Petits et grands, dans leurs prières.
Disent le soir et le matin :
Seigneur, par vos bontés pour nous si singulières,
Délivrez-nous du Florentin.


En attendant d’exprimer à son tour le même souhait, Molière, s’il eut à se plaindre de Lulli, n’en laissa rien paraître. Il ne voulut voir que les services de son associé, et, dans son caractère, que les côtés plaisans. Lulli, en effet, était un maître bouffon, intarissable en « trivelinades » et « pantalonnades » à l’italienne, qu’il produisait à l’occasion sur le théâtre. En 1669, à Chambord, il se chargeait dans Monsieur de Pourceaugnac, sous le nom de « il signor Chiacchiarone, » du personnage d’un des deux médecins italiens, et, la longue lance que l’on sait à la main, donnait de toute son ardeur dans l’intermède qu’un contemporain appelle plaisamment « une course de bague ; » en 1670, dans le Bourgeois gentilhomme, il tenait le rôle du mufti et y déployait une verve étourdissante. Molière, donc, caressait par ses éloges la vanité du musicien. Dans la préface de l’Amour médecin, il faisait cette déclaration, aussi flatteuse pour son collaborateur que modeste pour lui-même : « Les airs et les symphonies de l’incomparable M. Lulli, mêlées à la beauté des voix et à l’adresse des danseurs, donnent sans doute (à mes pièces) des grâces dont elles ont toutes les peines du monde à se passer. » Il l’admettait dans son intimité, l’invitait à ses réunions d’Auteuil et lui laissait prendre toutes ses aises : «Baptiste,