Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/943

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même et sa facilité ne le défendent pas assez, — il n’est guère de détails de la vie simple, humble ou même commune, que n’ait su exprimer Lamartine. Son art consiste, non pas précisément comme celui des Lakists anglais, — auxquels on l’a si souvent comparé, sans doute à titre d’auteur du Lac, — à extraire, si l’on peut ainsi dire, des objets les plus vulgaires ce qu’ils renferment effectivement de poésie latente, mais plutôt à répandre sur ces objets eux-mêmes, quand il les rencontre sans les avoir cherchés, toute la richesse et toute la noblesse de son imagination de poète. C’est une grande différence. Il n’abaisse point la poésie jusqu’aux vulgarités de la prose, comme quelques-uns que l’on connaît, mais il élève la prose jusqu’à la hauteur de la poésie; et les rencontres n’ont pas lieu tout à fait au même point. Rappelez-vous seulement les lettres de Jocelyn à sa sœur, ou, dans Jocelyn encore, le récit de la mort de sa mère :


Pressentimens secrets, malheur senti d’avance,
Ombre des mauvais jours qui souvent les devance ;


et tant d’autres passages que je me garderai de citer, — de peur que le lecteur s’en contente et perde une occasion de relire de poème. Je l’ai bien relu quatre fois avant d’en parler, et j’ose dire que si des yeux prévenus y découvraient, en cherchant bien, plus de prosaïsmes peut-être que je n’y en ai trouvé, du moins ne sauraient-ils y méconnaître la distinction d’âme, l’élévation naturelle, et la noblesse enfin du poète.

Cette noblesse éclate surtout dans sa conception de l’amour. Nous croyons rêver aujourd’hui quand nous apprenons par sa Correspondance que la critique de 1823 accusa l’auteur des Nouvelles Méditations d’être à lui tout seul plus « obscène » que Catulle, Horace et l’Arioste ensemble. S’agissait-il peut-être de ce Chant d’amour qui, comme il n’avait pas de modèle, n’a pas eu d’égal non plus dans notre langue?


Ton cou, penché sur l’épaule,
Tombe sous son doux fardeau,
Comme les branches du saule,
Sous le poids d’un passereau ;
Ton sein que l’œil voit à peine,
Soulevant à chaque haleine
Le poids léger de ton cœur,
Est comme deux tourterelles,
Qui font palpiter leurs ailes
Dans la main de l’oiseleur.


Il faudrait dire alors qu’en 1823 la critique avait peu lu l’Arioste, et encore moins Catulle. Car, si les vers d’amour de Lamartine respirent la volupté, c’est une volupté diffuse en quelque sorte, une volupté qui