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faute d’avoir su gouverner leur vie. Tel ce Corneille Gouda qui avait cependant fini par se corriger de son penchant à l’ivrognerie, mais « qui n’en déchut pas moins rapidement et devint un barbouilleur. » En dehors même du désordre et de la débauche qui pervertissent les facultés les plus rares, combien dans ces temps vraiment effroyables furent atteints par des misères imméritées ! On a vu celles qu’avait subies van Mander ; mais bien d’autres alors furent victimes des événemens. Comme lui, Hans Bol, graveur et miniaturiste très habile, avait dû, au moment du pillage de Malines par les Espagnols, en 1572, s’enfuir de sa ville natale, dépouillé de tout ce qu’il possédait. Un grand nombre d’autres artistes, tels que les frères Valckenbourgh, de Vries, H. van Steenvyck, le peintre d’architecture, avaient été forcés de s’expatrier à cause de la persécution religieuse. On rencontrait par toute l’Europe quelques-uns de ces transfuges, en Allemagne à Nuremberg, à Francfort et à Frankenthal ; en France, à Fontainebleau, où les attirait l’espoir d’obtenir quelque commande de nos rois. Van Mander cite même l’un d’eux, Gaspard Heuvick, qui, né à Audenarde, était allé s’établir à Bari, dans la Fouille, et y avait réussi, aussi bien comme peintre que comme marchand de grains, dans une disette qui avait sévi en Italie. Sans pousser aussi loin, beaucoup d’autres, fixés dans des villes voisines, trouvaient bien difficilement à y gagner leur vie. Il leur fallait à grand’peine chercher du travail et conquérir les sympathies d’un public qui ne les connaissait pas. Les nouveau-venus n’étaient pas toujours favorablement accueillis par leurs confrères, qui eux-mêmes n’avaient pas toutes leurs aises. Van Mander nous parle avec amertume des basses jalousies, des rivalités, des humiliations, des procédés indélicats ou grossiers auxquels ces émigrés étaient exposés dans les petites localités où ils venaient échouer et qui contenaient déjà un trop grand nombre de peintres. Aussi devaient-ils, nous l’avons dit, accepter toutes les tâches et se contenter de gains tout à fait dérisoires. A Courtrai, trois ou quatre livres payées pour un tableau semblaient une somme énorme. Il fallait donc user d’expédiens, et plusieurs artistes de cette ville, afin de produire à meilleur compte, s’étaient associés entre eux et avaient adopté le principe de la division du travail : tel faisait les têtes, tel autre les extrémités, un troisième, les draperies, un autre enfin le paysage. La femme de Jean de Hollande parcourait les foires et les marchés pour y placer les œuvres de son mari. Un artiste de Leyde, Lucas de Kock, ne pouvant tirer de son talent qu’une rémunération insuffisante et précaire, était à la fois peintre et cuisinier; un autre s’occupait d’ouvrages de broderie. Pierre Aertsen, malgré sa réputation, s’estimait très heureux quand,