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venaient, au contraire, de conquérir une sécurité relative, suivie même bientôt d’un prodigieux développement de la richesse publique. Imitant l’exemple que lui donnaient un grand nombre de ses compatriotes, van Mander se décidait, en 1583, à s’embarquer pour Harlem. Cette vaillante cité, après les prodiges de courage et d’opiniâtreté patriotiques par lesquels elle s’était signalée pendant un siège long et sanglant, avait pris depuis quelques années un rapide accroissement. Cinq ou six cents familles de réfugiés, la partie la plus vivace de la population méridionale, attirées par l’accueil hospitalier qui leur était assuré, s’y étaient déjà établies[1]. Van Mander, en s’y fixant, allait enfin trouver la tranquillité qui lui avait jusque-là fait défaut. Il arrivait à Harlem précédé par sa réputation et il y acquérait bien vite une considération que son talent, son caractère et la dignité de sa vie ne firent qu’augmenter avec le temps. Deux artistes plus jeunes que lui, mais déjà célèbres, Henri Goltzius et Corneille Cornelissen, s’étaient empressés de l’accueillir et de nouer avec lui des relations affectueuses. Les détails nombreux que van Mander nous donne sur leur vie, les éloges chaleureux qu’il fait de leurs œuvres, nous montrent l’étroite amitié qui bientôt les avait unis entre eux.

Les deux jeunes gens se sentaient attirés vers van Mander non seulement par sa célébrité, mais surtout par la nature de son talent. Il connaissait l’Italie, il avait vu les chefs-d’œuvre de ses maîtres et pouvait à la fois leur parler d’eux et les initier à leur manière ; c’était là une séduction irrésistible à ce moment pour la plupart des artistes des Flandres. Goltzius et Cornelissen se réunirent donc au nouveau-venu et, pour mieux profiter de ses conseils et des enseignemens qu’il avait recueillis en Italie, ils ouvrirent avec lui un atelier dans lequel ils faisaient poser les plus beaux modèles vivans et copier les plus beaux antiques que l’on eût dans le pays. Mais ces études, si fructueuses quand elles sont faites avec sincérité, étaient faussées par le parti-pris et les étranges préoccupations de style qu’y apportait van Mander. Ainsi que le remarque M. Hymans, il est permis de penser que, loin d’avoir été profitable à ses compagnons d’atelier, son influence devait leur être funeste. Renonçant aux sujets que jusqu’alors il avait traités et dans lesquels il s’était montré le continuateur de Pierre Aertsen, son maître, Cornelissen aborda désormais des scènes compliquées, empruntées aux livres sacrés ou à la fable, et dans lesquelles il cherchait surtout à introduire des corps nus. L’abus de ces figures nues, le peu de goût avec lequel elles sont groupées, l’absence complète de naturel,

  1. Plus tard, sous Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes, Harlem devait aussi recevoir un grand nombre de protestans venus de France, et il y existe encore aujourd’hui beaucoup de familles qui descendent de ces Français réfugiés.